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les chansons de la semaine 2011 (3/5) (archives)


 

Si vous avez raté la partie précédente de cette sélection 2011, c'est par ici !

 

* Article initialement publié ici le 18 avril 2011

 

J'ai choisi cette semaine une chanson d'un artiste qui n'est reconnu par le grand public que récemment : "Les Dingues et les paumés" d'Hubert-Félix Thiéfaine, sorti sur l'album Soleil cherche futur en 1982.

Comment vous dire ? Thiéfaine a bercé mon enfance. Des morceaux comme "113e cigarette sans dormir", "Cabaret Sainte-Lilith", "Soleil cherche futur" ont très tôt côtoyé mes oreilles à la maison, dans la voiture, chez des amis. Mon père, musicos, est fan. Durant mon adolescence, je m'en suis peu à peu détaché ; et quand j'y suis revenu, je suis resté scotché sur les deux albums que mon paternel nous "infligeait" : Dernières Balises (avant mutation) en 1981 et Soleil cherche futur, donc, en 1982. Thiéfaine, c'est d'abord une incarnation. Des textes habités par une voix écorchée, rythmées par la musique de Tony Carbonare, puis celle de Claude Mairet. "Les Dingues et les paumés" est une chanson très prenante, avec une atmosphère très sombre, lancinante, à la manière d'un film d'angoisse. 

 

 

Le texte est très poétique, mais difficilement accessible à la première écoute ; les références sont nombreuses et pointues (Hölderlin, Lautréamont, Baudelaire). Selon un fan inspiré (1), la chanson est une "magistrale effusion de vers flamboyants [dans laquelle Thiéfaine] déroule un texte dont les richesses ne se débusquent qu'au prix d'une lente maturation de notre vécu intime". C'est très joliment dit ! Le voyage paraît plus important que le sens : laissez-vous aller aux images poétiques, lâchez la bride du sens pour sombrer dans les sens.


L'essence du texte. Simples délires psychotiques, altération des perceptions de la réalité, culture hallucinatoire, en un mot, une fuite de la réalité ? Il y a de cela ; d'ailleurs, la chanson débute et se conclut en fondu, comme pour signifier le continuum de la pensée, même altérée. Ou alors pour mimer un moment d'absence... Un album vient de sortir, Suppléments de mensonge, et je vous invite à contempler la pochette sur laquelle est donné un Thiéfaine tout en rides, mis à nu, mais vivant. 

Une fois n'est pas coutume, voici le texte, romantique et halluciné. 

 

Les dingues et les paumés jouent avec leurs manies

Dans leurs chambres blindées leurs fleurs sont carnivores

Et quand leurs monstres crient trop près de la sortie

Ils accouchent des scorpions et pleurent des mandragores

Et leurs aéroports se transforment en bunkers

A quatre heures du matin derrière un téléphone

Quand leurs voix qui s'appellent se changent en revolvers

Et s'invitent à calter en se gueulant 'come on'

 

Les dingues et les paumés se cherchent sous la pluie

Et se font boire le sang de leurs visions perdues

Et dans leurs yeux-mezcal masquant leur nostalgie

Ils voient se dérouler la fin d'une inconnue

Ils voient des rois-fantômes sur des flippers en ruine

Crachant l'amour folie de leurs nuits métropoles

Ils croient voir venir Dieu ils relisent Hölderlin

Et retombent dans leurs bras glacés de baby-doll

 

Les dingues et les paumés se traînent chez les Borgia

Suivis d'un vieil écho jouant du rock'n'roll

Puis s'enfoncent comme des rats dans leurs banlieues by night

Essayant d'accrocher un regard à leur khôl

Et lorsque leurs tumbas jouent à guichets fermés

Ils tournent dans un cachot avec la gueule en moins

Et sont comme les joueurs jouant décapités

Ramasser leurs jetons chez les dealers du coin

 

Les dingues et les paumés s'arrachent leur placenta

Et se greffent un pavé à la place du cerveau

Puis s'offrent les mygales au bout d'un bazooka

En se faisant danser jusqu'au dernier mambo

Ce sont des loups frileux au bras d'une autre mort

Piétinant dans la boue les dernières fleurs du mal

Ils ont cru s'enivrer des chants de Maldoror

Et maintenant ils s'écroulent dans leur ombre animale

 

Les dingues et les paumés sacrifient Don Quichotte

Sur l'autel en fumée de leurs fibres nerveuses

Puis ils disent à leur reine en riant du boycott

La solitude n'est plus une maladie honteuse

Reprends tes Walkyries pour tes valseurs maso

Mon cheval écorché m'appelle au fond d'un bar

Et cet ange qui me gueule 'viens chez moi mon salaud'

M'invite à faire danser l'aiguille de mon radar

 

 

* Article initialement publié ici le 24 avril 2011

 

J'ai choisi cette semaine un titre de Taxi Girl, "Cherchez le garçon", sorti en octobre 1980 en single et sur l'album éponyme. 

 

Le groupe est emblématique du début des eighties en France, formé vers 1977-1978, d'un côté (électro) par Mirwais, Pierre Wolfsohn, puis Stéphane Erard, de l'autre côté (plus rock) par Daniel Darc et Laurent Sinclair (2). Les références sont nombreuses et dans les marges, en tout cas à l'époque : les Stones bien sûr, Deep Purple, les Doors, Kraftwerk aussi, plus Jimi Hendrix, le Velvet Underground, puis les Sex Pistols pour Mirwais, les Stooges, Blue Öyster Cult, puis Patti Smith, Richard Hell, Television pour Daniel Darc. 


 

Dès le début, le groupe trouve un équilibre, sur une vague froide, dans une ambiance de drogues (stimulants et opiacés) et de rivalités incessantes (jusqu'à l'affrontement physique), managé par le "mythomane" Alexis Quinlin ; Taxi Girl cartonne sur un malentendu : ils "ont tout juste vingt ans, posent dans [...] Salut [...], mais ils sont complètement incontrôlables, post-punks et drogués." En fait, l'équilibre prend un autre nom : autodestruction. Pierre Wolfsohn meurt très vite d'hépatite. Trop de drogue. Même la mort rode. La déglingue. Pour leur album Seppuku, Daniel Darc, après s'être ouvert les veines sur scène, a l'idée d'insérer une lame de rasoir dans la pochette. No Future. Puis Sinclair est débarqué. Ils étaient "les danseurs, [les fossoyeurs] d'un monde à l'agonie, en même temps que fantômes, conscients d'être morts-nés" (3). En 1986, le groupe se désagrège : un direct TV à Cannes apocalyptique, un concert sans bassiste, Darc sous héro. Dark. Mirwais était devenu le barreur d'un bateau fantôme. C'est grâce au son que Mirwais produit que je me suis mis à écouter Taxi Girl, il n'y a pas longtemps ; son album Production en 2000, Music et American Life de la Madone en 2000 et 2003, le concept génial arabo-pop Arabology avec Yasmine Hamdane en 2009, et quelques titres du très bon Sex, Dreams & Denim Jeans d'Uffie en 2010, c'est Mirwais. Alors, No Future ? 

 

 

* Article initialement publié ici le 2 mai 2011

 

J'ai choisi cette semaine un morceau de Serge Gainsbourg, "Flash-Forward", sorti sur l'album L'Homme à la tête de chou en 1976. 

 

Que dire de Gainsbourg ? Je suis tombé dedans quand j'étais petit, mais indirectement, par la petite porte. Mon père, bien sûr, né l'année du "Chant à la une !" et musicien, écoutait l'artiste, mais comme on écoute les infos aujourd'hui : d'une oreille distraite, et pas tous les jours. Bref, au début de mon adolescence, parce que des rappeurs évoquaient Gainsbourg comme d'une référence incontournable, je commence à mettre le seul disque de lui dont on dispose à la maison : un double best-of, sorte d'incohérent pot-pourri. Je flashe sur "Requiem pour un con", "Dr. Jekill & Mr. Hyde", "Initials B.B.", "Melody", les chansons reggae et certaines électro des années 1980. Je suis avec application une émission spéciale présentée par Michel Drucker, avec des invités, qui lui rend hommage, vers 1998. Depuis, j'écoute et réécoute ses albums, avec précision et profondeur. Mes préférés sont Melody Nelson (chef d'oeuvre ultime), bien sûr, mais aussi la période jazz ("New York USA", "Elaeudanla Téitéia"), les sixties, notamment avec Bardot ("Ford Mustang"), le reggae ("Ecce Homo", "Lola Rastaquouere"), les eighties ("I'm the boy", "Lemon incest"). 

 

 

L'histoire de L'Homme à la tête de chou ? Un vieux plumitif tombe sous le charme d'une lolita : ils s'aiment, ils baisent, puis, fatalement, Marilou lui en fait voir de toutes les couleurs ; il la tue en devenant fou. Une variation autour du Lolita de Nabokov, dont Gainsbourg est fan. Le morceau en question décrit la scène à laquelle elle le trompe avec deux Noirs. L'ambiance est très sombre et cinématographique. Le texte est tellement beau, moderne, harmonieux et rigoureux qu'il semble que les mots utilisés n'ont pas d'autre utilité que la chanson. Gainsbourg raconte littéralement une histoire. 


 

Il n'était pas seulement ce vieux ringard lubrique dégueulasse que la télé a représenté, en jean-Repetto-Ricard, qui grillait les Pascal comme on allume une Gitane, et alpaguait la toute fraîche Whitney Houston d'un "I Want to fuck you". C'était un poète amoureux des mots et des femmes, un compositeur génial (aidé par d'autres), un provocateur timide, un adepte de la déconstruction mélodique, en arrêtant de chanter ; d'abord en disant ses textes, puis bientôt, en les bredouillant, en les marmonnant (4). Destruction créatrice ? 

 

* Article initialement publié ici le 8 mai 2011

 

J'ai choisi cette semaine une chanson de Christophe, "Magda", sur son dernier album Aimer ce que nous sommes, sorti en 2008. Un très grand album à mes yeux. 

 

Quand on pense à Christophe, les images d'Epinal affluent : un moustachu ringard, une starlette kitch à minettes, des bluettes sentimentales, "Aline", les yéyés et le Golf Drouot. On ne pense pas à Daniel Bevilacqua (son vrai nom), né en 1945 dans la banlieue parisienne, qui est fasciné par l'Amérique, James Dean, le blues. On ne pense pas à ce dandy vivant la nuit, à l'élocution toujours évasive, en suspens, comme sa voix, cette voix unique ; on ne pense pas à ce mec fasciné par les marges qui, en pleine gloire, bridé par sa notoriété, décide de rejoindre le cirque d'Alexis Grüss (5) avant son album Les Paradis perdus en 1973. Christophe est surtout un extra-terrestre, un marlou haut perché, qui amène sa musique dans l'éternel présent, nostalgique par anticipation, qui se fout des étiquettes, un artiste qui construit des albums comme un cinéaste. D'ailleurs, il ne compte "que" neuf albums en 45 ans de carrière. Un peu comme Kubrick. "Par-delà des classiques comme les Mots bleus, Succès fou ou les Marionnettes, des albums dingues comme les Paradis perdus et le Beau bizarre, des chansons sublimes comme Adesso so Domani no, Coeur défiguré ou J't'aime à l'envers, il y a un artiste qui vient d'ailleurs." (6) Pour preuve, les artistes invités sur son petit dernier : Isabelle Adjani, Daniel Filipacchi, Eumir Deodato, Murcof, Florian Zeller, Debo Doss la choriste des Buggles, la voix de Denise Colomb, entre autres. 

 

 

"Magda" est une chanson instantanée, romantique par excellence, mélancolique, sensiblement portée par la voix du chanteur, les nappes de synthé et la guitare de la deuxième partie. C'est l'histoire autofictionnelle de Christophe fasciné par une grande serveuse de l'Hôtel Costes : " [...] Magda [...], en un regard, m'a chamboulé." Le décor idéal pour écouter l'album ? C'est "la route de nuit entre Nice et Saint-Tropez dans une Fiat 500 blanc nacré intérieur trois couleur (blanc, rouge et noir). Les nuits d'été seront fabuleuses pour écouter ce disque." (7)


 

 

* Article publié initialement ici le 15 mai 2011

 

J'ai choisi cette semaine un morceau du groupe Poni Hoax intitulé "L.A. Murder Motel", sur l'album Poni Hoax sorti en 2006. 

 

Le groupe, prénommé alors Le Crépuscule, se forme en 2001 autour du multi-instrumentiste Laurent Bardainne, avec des influences free-jazz et trip-hop. Après l'album Le Crépuscule des dinosaures en 2003, ils prennent leur nom actuel et signent, sur le petit label de Joakim, Tigersushi, un maxi intitulé Budapest, en 2005. Ils cherchent un chanteur ; ce sera l'extravagant Nicolas Ker. Celui-ci subit une enfance tiraillée entre le Cambodge sous Khmers Rouges, La Courneuve et Janson-de-Sailly. Plus important, il entre en religion : le rock. Maquillage glam, cheveux et ongles longs assortis d'une calvitie naissante, le jeune Nicolas, qui écoute Sinatra, le Velvet, Bowie, Black Sabbath, Nina Hagen, les Ramones, "prend un mauvais acide [qui le conduira à une] descente aux enfers [au début des années 90]", selon ses propres mots (8). J'ai découvert ce groupe sur un malentendu, au moment de la sortie de l'album. J'avais entendu parler de ce groupe et le prenait pour le dernier combo életro-rock branché, sans grand intérêt ; le fait de voir l'album parmi d'autres objets branchés au Printemps achevait de m'en éloigner. Mais les articles élogieux répétés de Technikart à leur égard me titillaient. La feuille de choux, bien que souvent brandie par les branchés de la Bastille, m'avait rarement déçu côté zik. Allez, j'écoute. Et là, révélation ! Je dois dire qu'à l'époque, je connais mal le punk, le glam, tout ça. L'écoute de l'album est une vraie claque. Le son est nouveau pour moi, énergique, intemporel, libérateur. La voix du Ker est dandy, sensible, électrique, magnétique, planante. Lettré et anglophone, il est aussi un songwriter puissant et classe. Il paraît que Poni Hoax, qui a sorti un deuxième album en 2008, Images of Sigrid, laisse éclater sur scène un son beaucoup plus libre, explosif et alcoolisé qu'en studio. A écouter le titre - et leurs albums, j'ai hâte de les voir en live !

 

 

* Article publié initialement ici le 23 mai 2011

 

J'ai choisi cette semaine un titre du duo Air, "Don't be light", présent sur leur album 10 000 Hz Legend sorti en 2001. 

 

Air a beaucoup pris dans la gueule : pièce pop rapportée de la French Touch, petits bourges gâtés, musique de centre commercial... "Préférant les cocktails avec Sofia Coppola", ils formeraient "une internationale de jeunes branchés" (9). Il y a du vrai là-dedans. Mais avec du génie, ce petit quelque chose qui change la face de la musique. Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunkel, tous deux nés en 1969, ont grandi dans la classe moyenne aisée de Versailles et font de la musique en parallèle à leurs études. Leurs influences ? Kraftwerk, Morricone, Beatles, Gainsbourg, Bowie, Abba, Buggles, et d'autres plus confidentiels. Un premier EP, en 1997, Premiers Symptômes, pareil à un nuage sécurisé, doux, bercé par un whisky sour sans whisky, mais avec des bulles. Aérien comme un cumulus. Un premier album, Moon Safari, en 1998, comme une claque classieuse et stylisée, harmonieuse et cinématographique, bobo et intellectuelle : un "constat nostalgique d'une enfance révolue" (10). Frais comme la brise du matin. L'album suivant, 10 000 Hz Legend, est celui de la jouissance : ils enregistrent à Los Angeles avec Beck, s'éclatent au Château Marmont avec les potes, dont un membre de Phoenix et Sébastien Tellier (11) ; insouciance, hédonisme et batterie. Entre-temps, ils signent la B.O. de Virgin Suicides, rendant l'atmosphère du film veloutée, mélancolique, comme si les cinq soeurs un peu déjantées vivaient sur un petit nuage cotonneux, loin de la réalité, à l'abri jusqu'à l'issue fatale. J'ai découvert le groupe après avoir vu le film de Sofia Coppola, j'avais trouvé l'ambiance très prenante, très nouvelle ; j'ai tout de suite accroché à leur son particulier, leur pop esthétique, sécurisante, parfois aristocratique et inaccessible, mais toujours classe. 

 

 

"Don't be light" évoque à la fois des chants virginaux alors que les portes du Paradis s'ouvrent lentement - ou des voix dans l'attente d'un prophète, et en même temps une fuite électrique minimale filmée en Cinémascope. Christophe, évoquant son dernier album, ambitionnait de "dépasser l'électro" (12). Air, quoiqu'on en dise, a réalisé le rêve de notre moustachu lunaire. 


 

Notes

(1) Alfana, le 23 novembre 2010 sur le site cabaretsaintelilith.hautetfort.com (lien ici).  

(2) Rendons à César : le paragraphe qui suit est largement documenté par le maître-ouvrage du journaliste Benoît Sabatier paru en 2007 chez Hachette Littératures, Nous Sommes jeunes, nous sommes fiers, qui retrace l'histoire de la jeunesse depuis Elvis jusqu'à Myspace ; l'auteur est le plus grand fan de Taxi Girl au monde et, à ce titre, retrace en parallèle l'histoire du groupe. Je recommande ce bouquin à tous ceux que la musique intéresse ! 

(3) Hubert-Félix Thiéfaine, dans "Exil sur planète fantôme", sur l'album Dernières Balises (avant mutation) en 1981. 

(4) Louis-Jean CALVET (2008), "Entretien, par Olivier Pascal Mousselard", Télérama hors-série n° 156, octobre, pp. 50-51. 

(5) CHRISTOPHE (2008), "Entretien, par Eléonore Colin et Christophe Conte", Vacarme n° 2, été, pp. 86-91. 

(6) Benoît SABATIER (2008), "Le mec qui venait d'ailleurs", Technikart n° 124, juillet-août, pp. 43-44.

(7) Propos du réalisateur de l'album Christophe Van Huffel, recueillis par Louis-Henry de la Rochefoucauld dans Technikart n° 124. 

(8) Propos rapportés par Clovis GOUX (2008), "Une balle dans le Ker", Technikart hors-série n° 18, janvier, pp. 34-35.

(9) B. SABATIER (2007), op. cit, pp. 447 et 450. 

(10) Wikipédia. 

(11) B. SABATIER (2007), op. cit. 

(12) B. SABATIER (2008), art. cit. 

 

 

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