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bégaudeau et les gilets jaunes


 

Etant prof de sciences économiques et sociales, j'ai lu de nombreuses choses sur le mouvement des Gilets Jaunes qui a débuté à l'automne 2018. Evidemment de la presse, mais surtout des textes d'intellectuels et de chercheurs. Je ferai peut-être une recension partielle sur le blog. Récemment, je suis tombé sur ce texte de François Bégaudeau, un texte que je trouve très juste, avec des empreints à Frédéric Lordon et à Jacques Rancière. Voici ce texte. 

 

 

 

De l'amitié

 

 

 

Le mouvement des gilets jaunes n'est pas un événement. Pas au sens strict. Un événement modifie significativement la situation de l'unité territoriale où il se répercute. En novembre la situation générale, en France, était qu'un pouvoir offrait en pâture au marché ce qu'il reste de l'Etat social français. A l'heure où j'écris ces lignes et que le mouvement plie sous les coups du pouvoir, de ses policiers et de ses propagandistes bourgeois, la situation générale est que ce pouvoir, toujours en place, n'a pas modifié son agenda libéral. On le dit raffermi sur ses bases. On l'annonce vainqueur aux élections européennes. Nonobstant les pathétiques accès de panique des possédants, le rapport de force est toujours largement défavorable aux classes populaires. 

 

Un événement n'a pas eu lieu, mais quelque chose a eu lieu. Quoi ? Quelque chose. C'est à cela d'abord qu'on reconnaît qu'il arrive un truc : on peine à le nommer. On le nomme : un truc. A un mouvement qui esquive la nomination synthétique comme la sardine échappe au filet de pêche, il faut des romanciers et des reporters conséquents, qui décrivent et racontent plutôt qu'ils ne nomment, qui œuvrent sur un plan infranominal où la matière est tissée de faits, de gestes, de mots, d'attitudes. Cela requiert du temps. Par nature ceux qui travaillent au long cours ne parlent pas les premiers. Les précèdent les experts en temps court : les intellectuels de tribune, et leur ersatz les éditorialistes. 

 

Ceux-là n'eurent aucun scrupule à se jeter sur la bête, à peine avait-elle bougé, pour l'affubler de noms existants. Par là ils se condamnaient à rater ce qui, dans ce qui avait lieu, avait vraiment lieu. 

 

Il y eut le ratage de droite. Intellectuels et éditorialistes conservateurs se pressèrent d'exalter un mouvement émanant de la France travailleuse et taxée et qui souffre sans se plaindre, de la majorité silencieuse et bien élevée, qui ne brûle pas de voitures et qui n'occupe pas les de fac. Emanant de la fameuse France périphérique qui, avec l'assentiment ou non de Guilluy, auteur de livres répétitifs sur le sujet, et en une variante soft de la thèse du grand remplacement, était devenue depuis une décennie le nom de code de la France des petits blancs boutés hors des quartiers périurbains par les populations issues de l'immigration. Les conservateurs en furent d'emblée certains, le souhaitèrent, le rêvèrent : en excroissance d'une colère contre l'impôt, des revendications identitaires allaient émerger. Ainsi l'irruption jaune ne ferait que confirmer un déjà dit, un déjà pensé ; elle serait la preuve en actes d'une doxa fignolée dans les dîners. 

 

Las. 

 

D'une, les petits blancs bien élevés adoptèrent vite des mauvaises manières, bloquant des routes, cassant des vitrines, enfonçant des portes de ministère, boxant des gendarmes mobiles - Brunet jeta à la poubelle le gilet qu'il avait euphoriquement arboré dès avant le premier samedi. De deux, le nombre dérisoire de dérapages racistes à proportion du nombre de ronds-points occupés et d'occupants invalida de facto l'idée que les classes populaires ou prolétarisées s'inquiétaient avant tout de la submersion migratoire ou de la présence urticante (sic) des Roms. Ces gens soudain audibles, soudain écoutés et partout invités, ne parlaient pas d'insécurité culturelle - ce doux euphémisme de plateau pour ne pas dire racisme - mais d'insécurité sociale. 

 

C'est là qu'avec un temps de retard la gauche entra en scène. Pour des raisons symétriques à celles qui suscitaient la sympathie a priori de la droite, la gauche avait d'abord regardé ça de loin, de haut. Ce soulèvement contre une taxe, sur le carburant en plus, ne lui disait rien qui vaille. Le premier week-end, elle avait gardé ses distances. J'avais gardé mes distances. Veule téléspectateur, j'avais placé un écran BFM entre les gilets et moi. Je les attendais au tournant ; secrètement je souhaitais un bide. Et accueillais d'un sourire sardonique les premières nouvelles qui profilaient une faible mobilisation. 

 

Trompeuses nouvelles. L'inédit est aussi mal quantifiable qu'il est mal nommable. Tant pis pour le téléspectateur veule, débordé par le truc. 

 

Au fil de la journée, l'appel lancé sur Facebook s'avère très suivi. Les aboyeurs de réseaux sociaux sont sortis en masse se geler les fesses dans les premiers vents d'hiver pendant douze heures. Je n'aurais pas cru. Je suis épaté. Il est des gars qu'on prend par les sentiments, le gars de gauche on le prend par la rue ; par la capacité à l'occuper, la bloquer, la colorer. Devant un agrégat d'individus qui battent le pavé ou tapent le péage, le type de gauche fond. Je fonds. Je me rallie. La gauche rallie les manifs parisiennes et provinciales dès le 1er décembre, puis en masse le 8. La gauche, si frustrée de subversion, si lasse de sa solitude, si dépeuplée, se prend à voir dans le truc le mouvement social qu'elle attend depuis si longtemps. 

 

Mais voilà qu'elle s'emporte, la gauche ; qu'elle perd la clairvoyance qui est - devrait être - son point d'excellence. Elle passe d'un excès de réticence à un excès d'enthousiasme. En tout cas, aux deux bouts elle commet le même genre d'erreur : elle plaque du connu sur de l'inconnu, du pré-nommé sur l'innommable. Bonnets rouges d'abord, Sans-culottes ensuite. Le mouvement néopoujadiste est désormais une reprise des grandes manœuvres de 95, de 68, de 36. De fil en aiguille, de 1870 en 1848, on en vient à se convaincre que les jaunes recommencent la geste révolutionnaire des cahiers de doléances. 

 

A toute force, la gauche veut faire ressembler ce mouvement qui, c'est son atout et sa lacune, ne ressemble à rien - par définition un truc ne ressemble à rien. Ce mouvement en cours, à peine formé, à peine constitué, ce mouvement qui ne se connaît pas, ce mouvement qui se cherche, ce mouvement qui s'étonne de lui-même, s'étonne de sa propre robustesse, étonne la catastrophe aurait dit Hugo, découvre sa puissance à mesure qu'il l'active, apprend au jour le jour à connaître de quoi il est capable, ce mouvement dis-je est ramené à du déjà-vu, à du pré-vu, à du prévisible. Le déjà-vu : 1789, Mai 68, etc. Le prévisible : une cause (l'injustice) a sans surprise produit un effet (le mouvement). 

 

Des historiens de gauche, des philosophes de gauche, des sociologues de gauche, pondent des tribunes hyper-réactives. Ils y prennent un peu les vessies jaunes pour des lanternes rouges. Je les comprends - frustration, lassitude. Je les maudis. Je les maudis de pécher contre la lucidité. Je les maudis d'occulter que ce mouvement ne veut pas d'eux. Cette répulsion à leur égard, à mon égard, je l'ai perçue au bord d'un rond-point. Perçue et aussitôt métabolisée en dissimulation. Ce samedi-là, je n'ai pas été un livre ouvert. Entre les gens présents et moi la discussion n'a pu avoir lieu que parce j'avançais masqué. Que parce que je ne me suis pas présenté comme écrivain anarcho-marxiste - je ne sais du reste lequel de ces trois termes m'eut valu la plus grande méfiance. Que parce que je n'ai pas cillé quand un retraité m'a assuré que c'était les syndicats qui avaient foutu en l'air la France, fin de citation. Ce n'était pas un échange, c'était une interview. Je m'enquérais de leurs vies, et eux en aucun cas de la mienne. Je prenais la température de leurs opinions et elles dissemblaient des miennes. Non que ces types accueillants (café, madeleines) aient été fachos, homophobes, antisémites, et autres maladies dont la propagande s'évertuait déjà à les dire porteurs. Simplement ils n'étaient pas de gauche - ni d'ailleurs peut-être de droite. Ils n'étaient pas tombé dedans comme Obélix et moi. Nous n'avions pas les mêmes affects politiques, les mêmes mots, les mêmes cibles, les mêmes réflexes, les mêmes découpes analytiques, les mêmes fixettes. Sur les ronds-points ou à la télé, les gilets ne disaient pas classes populaires, ils disaient peuple. Ils promouvaient la valeur du travail. Ils disaient vouloir vivre de leur travail et parlaient peu des chômeurs. Ils s'en prenaient à l'Etat comme à un papa qui aurait manqué à sa responsabilité, qui aurait fauté et qu'il fallait punir - l'un d'entre eux parlait de "pédocriminalité impunie". Ils s'en prenaient à l'Etat et jamais au patronat. Ils s'en prenaient aux députés oligarques et pas au capital qui leur force la main. Parfois ils parlaient d'oligarchie financière mais ça restait flou voire un peu douteux, on espérait presque qu'ils ne précisent pas. 

 

Si ce jour-là au rond-point j'avais entrepris ces gilets en présupposant leur égale capacité, si je n'avais pas été d'une délicatesse toute condescendante, je leur aurais parlé sans fard, j'aurais dit le fond de ma pensée, je les aurais rectifiés, corrigés comme il m'arrive de le faire avec des pairs. J'aurais dit : vous n'êtes pas encore au point les gars, je vais vous expliquer. J'aurais donné quelques leçons sociales. J'aurais repris le type sur sa syndicaphobie. Je me serais fait un plaisir de montrer à cet autre qu'on ne pouvait pas, comme il le prétendait, "être de gauche sur le social et de droite sur les valeurs". 

 

Autour de cette fin novembre, je me suis mis à beaucoup repenser à l'éducation populaire, à beaucoup repester contre l'école qui ne stimule pas l'intelligence politique mais la désactive. J'étais alors un professeur ès subversion attendant que les élèves se hissent à leur niveau, tout en jouissant de l'écart - on connaît bien cette contradiction interne du sachant (il veut transmettre son savoir mais en garder la primeur). 

 

En ces semaines de décembre, constatant les premiers progrès, la gauche professorale plaçait tous ses espoirs dans une vieille notion issue d'un lexique qu'aucun fait depuis cent cinquante ans n'avait ringardisé : la praxis. Ces gilets n'avaient à aucun moment de leur vie eu l'occasion de penser politiquement ? L'occasion se présentait. La pratique allait faire son effet. La situation allait imposer sa pédagogie. Les faits allaient matérialiser les rapports de classes. Ce mouvement qui courait encore derrière lui-même allait se rattraper, allait se comprendre. Et les élèves de cours élémentaire rattraper leur retard. Tous les cerveaux jaunes allaient produire de l'intelligence collective et affiner leur position, élargir leurs vues, donner à leur prime colère une amplitude systémique. 

 

Cela, pour le coup, n'était pas une vue de l'esprit ; n'était pas un fantasme d'intellectuel. Cela se vérifiait à chaque mouvement social, à chaque grève, à chaque fois que des gens exécutent les protogestes de la politique : se réunir, parler, délibérer. Un mouvement social n'est pas la conséquence d'une analyse politique, il la produit. Il n'est pas le précipité d'une opinion contestataire, il la sécrète, il la forme. Il n'y a pas plus formateur qu'un mouvement - et c'est la première raison pour laquelle on a toujours raison de lutter, comme dit à peu près Sartre. Un mouvement porte bien son nom, qui met en mouvement les corps et à leur suite les cerveaux. Cela s'était souvent vu, oui, et cela se vit lors de ce début d'hiver chaud comme un printemps. Dès la mi-décembre, le carburant était oublié, le référendum d'initiative citoyenne et le retour de l'ISF s'imposaient comme têtes de gondoles des revendications. En deux semaines les cerveaux jaunes additionnés étaient remontés de l'anecdote - une taxe - vers la structure, et notamment vers le dispositif aristocratique qui permet qu'une petite minorité de nantis rédigent des lois et des décrets qui nuisent à l'immense majorité des mal-nés. La praxis avait pratiqué. Le mouvement avançait à grands pas vers la gauche, vers moi. Il ne tarderait plus à me-nous rejoindre là où nous l'attendions avec des mots et des idées et des stratégies et des programmes tout chauds et tout prêts à l'usage. Sur l'autre rive, Soral avait dit, et c'était presque drôle : les gilets jaunes sont antisémites mais ils ne le savent pas encore. A l'opposé, nous disions, ou plutôt nous pensions sans le dire que le mouvement allait devenir le mouvement de gauche radical qu'il était sans le savoir. Des faits avaient accrédité cette perspective : il y avait Commercy, où les gilets n'en finissaient pas de réjouir le sympathisant radical en adoptant des postures et des mots de la tradition émancipatrice ; il y avait l'avocat de Rouen, François Boulo, centré sur la question sociale et le partage des richesses ; il y avait le d'abord confus Maxime Nicolle, qui de live Facebook en sortie médiatique montait en puissance, montait en gamme politique. La jonction allait avoir lieu. La convergence des ronds-points vers la gauche, vers moi. Laissez venir à moi les petits enfants, disait l'intellectuel de gauche, aussi sûr que le Christ de détenir, sinon la vérité, la clé du problème posé à l'humanité : foi dans la résurrection pour l'un, subversion anticapitaliste pour l'autre. 

 

La convergence n'eut pas lieu. Ce mouvement décidément ne savait pas se tenir. Il ne convergeait pas mais au contraire partait dans tous les sens. Il alternait des pugilistes fascisants et des anarchistes cagoulés. Il n'avançait plus, il s'embourbait dans ses contradictions, se heurtait au plafond de verre que connaissent bien les mouvements rétifs à la structuration, qu'avaient bien connu les plus tenaces veilleurs de Nuit debout. L'intellectuel de gauche comptait les points et le compte était négatif. Macron durerait. La privatisation de la société continuerait. Les gilets jaunes ne passeraient pas le printemps. Trois secondes de vidéo virale montrant un intellectuel de droite insulté par un blaireau barbu remettrait au centre les questions identitaires. La gauche sociale pouvait se la mettre derrière l'oreille. La lutte finale n'aurait pas encore lieu. 

 

Jugé à l'aune de ses résultats, comme on le fait en gestion managériale, un mouvement social est presque toujours à somme nulle. Presque toujours perdant. 

 

Jugé à l'aune de sa force pure et sans finalité qu'elle-même, il est toujours vainqueur. Du point de vue de leur présent, et non de leurs débouchés, les gilets ont gagné (mon estime émue) parce qu'ils ont eu lieu. Ils ont chamboulé, pour un temps, l'emploi normé du temps. Ils ont redéfini, çà et là, les règles d'occupation de l'espace. Ils ont imposé leur réalité dans un espace public qui les ignorait éhontément. La réalité de leurs existences de prolos et de semi-prolos étouffés, étranglés, flexibilisés, expropriés, extorqués, dépouillés par les employeurs, managers, actionnaires, donneurs d'ordres, conseillers Pôle emploi, maris absents. La réalité de leurs corps soudain visibles, audibles, libérés de la honte décomplexés, revigorés, ragaillardis, redressés, réactivés, empuissantés. Au fil des trois mois, des éditorialistes et les ministres bourgeois se souvent mis en colère, comme un parent désemparé : mais qu'est-ce que vous voulez à la fin ? Quelle miette à vous jetée vous fera taire et rétablira la paix lucrative des marchands des centres-villes ? Des gilets jaunes encore trop polis, encore trop légalistes, se sont parfois sentis obligés de répondre : nous voulons le RIC, donc. Nous voulons la démission du président. Nous voulons ceci, ou cela. Mais très vite il est apparu que ce mouvement ne désirait au fond rien d'autre que sa propre durée. Que faire durer - le plaisir. Faire durer le joyeux bordel du samedi. Faire durer les discussions autour des braseros. Faire durer les "pique-niques citoyens". Faire surtout durer les amitiés nouées pendant ces semaines d'occupation, ça ils en parlaient beaucoup quand un micro se tendait, là-dessus ils étaient intarissables, et émus aussi. Emus de toutes ces rencontres qui sans le mouvement n'auraient pas eu lieu, et tristes à proportion. Tristes à l'idée de rentrer à la maison, de reprendre le cours normé de leurs vies séparées. Qu'est ce qui a eu lieu, en France, de novembre à mars ? De l'amitié. De cette amitié qui est à la fois le laboratoire, le modèle, et la plus belle réalisation de l'égalité. 

 

 

François Bégaudeau, inédit, mars 2019, in Collectif, Gilets Jaunes. Pour un nouvel horizon social, Vauvert, Ed. Au Diable Vauvert, 2019, pp. 55-68. 

 

 

 

 

Ici une recension des plus intéressantes interventions que F. Bégaudeau a faites dans les médias, entre 2018 et 2020. 

 

 

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