· 

Dégradation des conditions de travail à La Poste : fragments d'une destruction


 

Ceux qui me connaissent savent qui je suis : un enseignant de sciences économiques et sociales (SES) né dans les années 1980 dans une famille des classes populaires.

 

A partir des années 1960, ma grand-mère paternelle gagnait son pain en faisant des ménages au bureau de Poste de son village, et a terminé sa carrière en tant que factrice, au début des années 1980 ; dès 1980, mon père devient facteur, passe le concours et obtient le statut de fonctionnaire ; ma mère, après avoir occupé plusieurs postes d' "employé" (au sens de l'Insee), devient contractuelle de façon extrêmement récurrente à La Poste, en tant que factrice puis se stabilise au poste de guichetière (mais toujours sous le statut de contractuelle) ; moi-même, à partir du début des années 2000, je travaille épisodiquement à La Poste, souvent comme facteur contractuel, durant les vacances scolaires, avant de trouver un emploi stable dans la restauration rapide durant mes études universitaires, durant lesquelles j'ai l'occasion d'étudier de façon plus académique les questions liées au travail. 

 

Rapidement, je tombe sur un ouvrage de la sociologue Marie Cartier, qui a longuement enquêté auprès des facteurs. L'ouvrage, publié en 2003 sous le titre Les facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, est passionnant en ce qu'il documente non seulement le quotidien de l'activité des facteurs mais les transformations qui ont touché cette activité depuis les Trente glorieuses. Les observations que fait Marie Cartier font fortement écho à ce que vit mon père à l'époque. D'autres ouvrages sont ensuite passés entre mes mains : la sociologue Fabienne Hanique (chercheuse auprès de l'un de mes enseignants de sociologie à l'université Paris Diderot) a tenté de comprendre les transformations de l'activité des guichetiers (Le sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, 2004) ; en 1975, la Fédération démocratique des travailleurs des PTT (CFDT) a publié un constat de la transformation du service public postal et de la dégradation des conditions de travail et d'emploi de ses agents (Des "idiots" par milliers. Du démantèlement des PTT à la grève de 1974) ; la sociologue Nadège Vezinat a enquêté pour comprendre les transformations de l'entreprise La Poste à travers l'évolution d'une fraction particulière de ses agents, les conseillers financiers (Les métamorphoses de la Poste. Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), 2012) ; en 2020 et 2021 sont publiés deux ouvrages renouvelant l'analyse des transformations du service postal du point de vue de ses travailleurs et leurs conséquences sur leur santé et sur la qualité du service public (Paul Bouffartigue, Jacques Bouteiller, Du facteur au livreur ? Dans les coulisses d'un service public en péril, 2020 ; Nicolas Jounin, Le caché de la Poste. Enquête sur l'organisation du travail des facteurs, 2021). Ces ouvrages permettent de faire l'histoire et la sociologie des conditions de travail des agents de La Poste. 

 

Aujourd'hui, je souhaite partager deux "tranches de vie" de cette dégradation des conditions de travail. 

 

Le premier est un article du journaliste Cyril Pocréaux publié dans le numéro 107 du journal Fakir (mai-juin 2023), accompagné de ce dessin de l'illustrateur Damien Cuvillier. 

 

 

 

***********************

 

Article de Fakir, "Bougez (plus) avec la Poste !" :

 

 

"Des postes de facteur à supprimer, des tournées à allonger, des vieux à virer mais toujours du courrier à distribuer. Heureusement, les ordinateurs sont là pour résoudre l'impossible équation... 

 

"Ah, je suis énervée ! Pourtant, j'arrête pas de me le dire : "Ca va, c'est pas grave, c'est que du courrier, il est 16h et j'ai toujours pas pris le repas du midi, mais c'est pas grave", je me répète, mais je me dis aussi que si c'est comme ça à l'hôpital, c'est dramatique ce qui se passe." On était juste de passage, pour dire bonjour à la famille, dans le Tarn, Annick, je l'ai jamais vue fâchée, une crème, d'habitude. Mais là, elle déboule dans sa maison, rouge de colère, après sa tournée - elle est factrice. 

"C'est quoi, le souci ?

- On a des petits jeunes, qui ont été embauchés au bureau de Poste, à la direction, bac+5 et tout, très bien, mais bon, l'intelligence a dû leur passer à côté... 

- C'est-à-dire ?

- Ben, y a pas moyen de leur parler, d'échanger avec eux. Ils ne travaillent que sur leur ordinateur, ils ne voient que des tableaux Excel, et donc ils te font faire des trucs... Sur les tournées, ils nous envoient là, puis là [elle dessine, avec son doigt, des trajets d'un bout à l'autre du département], puis encore à l'autre bout, tout à l'envers. Ils ne vivent que sur leur ordi. Si y a une route sur leur ordi, même si elle est en sens interdit, même si on peut la faire qu'avec un tracteur, ils s'en foutent, ils te la font prendre, et tu dois faire avec. 

- Mais une fois sur le terrain, vous vous en foutez, non, de ce qu'ils disent ? Vous pouvez faire les trajets que vous voulez ? 

- Et ben non, car on nous prépare les casiers avant la tournée, et on doit tout faire dans l'ordre sinon on ne s'en sort pas, on y passerait des jours. Donc on doit suivre l'ordre de passage qu'ils nous donnent. D'ailleurs, on est surveillés pour ça : on est tracés. 

- Ah oui, quand même... 

- Résultat : on a plusieurs semaines de retard sur certaines tournées. Et ça, tu le rattrapes pas. C'est des lettres qui n'arriveront jamais. Mais bon, c'est que du courrier, hein... 

- C'est dû qu'à ça, le retard ? Les confinements, le Covid, ça a fait des absences, ça a pas dû aider, non plus... 

- Oui, enfin non : le Covid, à la Poste, c'est sûr que tout le monde l'a, sans arrêt. On voit plein de monde, ça circule, donc y a plein d'absents parmi les postiers. Mais ça n'a jamais été un problème, les absents. La différence c'est qu'avant, quand il y en avait, on t'envoyait des remplaçants. Aujourd'hui, y en a plus. Si tu prends quelqu'un en intérim, ça ne marche pas, car il faut qu'il connaisse les tournées, les parcours, et ça c'est fini. 

- Mais les nouveaux directeurs, ça, ils n'y peuvent rien. 

- Disons surtout que les directeurs, auparavant, ils avaient fait toute leur carrière à la Poste. Ils commençaient en bas de l'échelle, et ils montaient. Donc, une fois arrivés tout là-haut, ils savaient comment ça se passait en bas, et ils ne nous faisaient pas des trucs comme ils font aujourd'hui... Même le dernier en place, tu pouvais aller dans son bureau, lui expliquer les problèmes que tu avais dans ta tournée. Il écoutait, et il modifiait son projet. Y avait un échange. Aujourd'hui, le petit jeune, non, il écoute plus rien, il s'en fout. Mais bon, il peut être content : il a réussi à nous supprimer quatre tournées sur le bureau de poste, donc il aura une belle prime." 

 

Les minutes passent, mais la colère ne descend pas. 

"De toute façon, son but, c'est de faire partir les gens. Y avait un petit vieux, il n'avait plus qu'un an avant la retraite. Il continuait à travailler, et sa femme aussi, mais le jeune, le directeur, voulait le voir partir. Alors il lui a mis un parcours, fallait voir... Même à un jeune en pleine santé, tu lui donnes pas ça. Alors, il a craqué. Il est parti, il ne pouvait pas tenir. 

- Si c'était ses parents qui avaient été à la place du petit vieux, il se serait rendu compte... 

- Même pas ! Son père, sa mère, il s'en fout, c'est pareil, il ne bosse qu'avec son directeur. Là du coup il a supprimé la tournée du petit vieux, donc il est content. Tout le monde est crevé, on conduit toute la journée, on n'en peut plus, mais lui est content. On roule sur des routes où on peut pas se croiser à deux, il faut être aux aguets en permanence, tu te rends compte ?, mais lui est content. Sans compter que maintenant, on est en confrontation avec les livreurs. Eux sont payés à la course, alors ils roulent à fond, tout le temps, c'est complètement dingue, ils s'arrêtent jamais. L'autre jour, y en a un qui a failli m'emboîter. Et nous, on traverse des nationales à moitié endormis, on a des trajets impossibles à tenir, mais attention : si on n'a pas nos pompes de sécurité, on a un avertissement, hein. Des pompes de sécurité, pour distribuer le courrier ! Enfin bon, comme je disais, c'est pas grave, c'est que du courrier, c'est pas l'hôpital. Quand je pense à ma copine Sandrine qui va accoucher alors qu'ils viennent de fermer la maternité..." "

 

Cyril Cropéaux, "Bougez (plus) avec la Poste !", Fakir n° 107, mai-juin 2023, p. 6. 

 

***********************

 

Cette dégradation, mon père m'en a parlée souvent ces dernières années, il la vivait au jour le jour. En 2013, il a même participé à la mobilisation collective contre la suppression du statut qu'il occupait (Equipes d'Agents Rouleurs, EAR, qui regroupent les agents dont le métier est de remplacer les absents sur les tournées d'un secteur). A l'époque, je faisais souvent des posts sur les réseaux sociaux pour partager cette situation (je relayais notamment les articles de Bastamag, et j'ai aussi relayé le récit de Lily La Fronde, illustratrice indépendante, qui a travaillé en tant que factrice plusieurs étés, à lire ici). Voilà ce que j'avais écrit lorsque j'ai vu la photo de mon papa avec ses collègues lors de mobilisation collective dans un journal : 

 

La Poste continue sa mutation, passant d'une logique de service public à une logique de recherche du profit. En Seine-et-Marne : restructurations, allongement des tournées, fermeture de centres de distribution et de tournées (qui sont partagées sur d'autres tournées sans compensation), non remplacement lors d'absences, heures supplémentaires rognées, etc. Pour quelles raisons ? Gains de productivité et rentabilité. Pour quels résultats ? Dégradation des conditions de travail [avec une augmentation rapide du nombre de suicides] et baisse de la qualité de service. Leur prochain cheval de bataille ? Supprimer le statut d'EAR. Objectifs ? Supprimer les indemnités de déplacement que le statut occasionne, et mieux gérer ces agents électrons libres. La rentabilité et le contrôle, quoi. Et qu'a osé affirmer publiquement la direction ? "Il s'agit d'améliorer les conditions de travail et de vie personnelles de ces agents". Puant ! Alors, mon père, futur ex-EAR, manifeste, avec ses collègues (photo Le Parisien).

 

 

 

Plus tôt sur les réseaux sociaux, j'ai publié la même photo accompagnée d'un extrait d'un texte du sociologue Pierre Bourdieu : 

 

"[Le changement néolibéral amorcé dans les années 1980] s'est accompagné d'une démolition de l'idée de service public, à laquelle les nouveaux maîtres à penser ont collaboré par une série de faux en écriture théorique et d'équations truquées, fondées sur la logique de la contamination magique et de l'amalgame dénonciateur [...] : faisant du libéralisme économique la condition nécessaire et suffisante de la liberté politique, on assimile l'interventionnisme de l'Etat au "totalitarisme" ; identifiant le soviétisme et le socialisme, on pose que la lutte contre des inégalités tenus pour inévitables est inefficace (ce qui n'empêche pas de lui reprocher de décourager les meilleurs) et ne peut en tout cas être menée qu'au détriment de la liberté ; associant l'efficacité et la modernité à l'entreprise privée, l'archaïsme et l'inefficacité au service public, on veut substituer le rapport au client, supposé plus égalitaire et plus efficace, au rapport à l'usager et on identifie la "modernisation" au transfert vers le privé des services publics les plus rentables et à la liquidation ou à la mise au pas des personnels subalternes des services publics, tenus pour responsables de toutes les inefficacités et de toutes les "rigidités". 

[...] Ce sont ces nouveaux mandarins [philosophes, économistes, éditorialistes : les idéologues néolibéraux] qui [...] prétendent gérer les services publics comme des entreprises privées, tout en se tenant à l'abri des contraintes et des risques, financiers ou personnels, qui sont associés aux institutions dont ils singent les (mauvaises) mœurs, en matière de gestion du personnel notamment ; ce sont eux qui s'en prennent, au nom des impératifs de la modernisation, aux personnels d'exécution, ces "nantis" de la fonction publique, protégés contre les risques de la libre entreprise par des statuts rigides et crispés dans la défense corporatiste des acquis sociaux ; ce sont eux qui vantent les mérites de la flexibilité du travail, lorsqu'ils ne prônent pas, au nom de la productivité, la réduction progressive des effectifs. 

On comprend que les petits fonctionnaires, et tout spécialement ceux d'entre eux qui sont chargés de remplir les fonctions dites "sociales", c'est-à-dire de compenser, sans disposer de tous les moyens nécessaires, les effets et les carences les plus intolérables de la logique du marché [...], aient le sentiment d'être abandonnés, sinon désavoués, dans leur effort pour affronter la misère matérielle et morale qui est la seule conséquence certaine de la Realpolitik économiquement légitimée. Ils vivent les contradictions d'un Etat, dont la main droite ne sait plus, ou pire, ne veut plus, ce que fait la main gauche, sous la forme de "doubles contraintes" de plus en plus douloureuses ; comment ne pas voir par exemple que l'exaltation du rendement, de la productivité, de la compétitivité ou, plus simplement, du profit, tend à ruiner le fondement même de fonctions qui ne vont pas sans un certain désintéressement professionnel associé, bien souvent, au dévouement militant ?"

 

Pierre Bourdieu, "La démission de l'Etat", in P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Seuil, 1993, 1998, pp. 339-342 (poche).

 

 

 

***********************

 

 

Le deuxième texte que je souhaite partager ici est un court extrait d'un ouvrage intitulé La valeur du service public, publié en 2021, rédigé par la politiste Julie Gervais, l'historienne Claire Lemercier et le sociologue Willy Pelletier. 

 

 

"Bruno est facteur. L'hiver dernier, il s'est évanoui sur son lieu de travail. D'autres à La Poste se suicident ou font une crise cardiaque. Il avait été muté, cinq mois auparavant, à quarante minutes en voiture de son ancien centre de tri, fermé et regroupé avec un autre, en montagne. Quarante minutes aller, s'il fait beau ; plus d'une heure et quart sur des routes qui serpentent lorsqu'il neige ; donc parfois deux heures et demie de trajet par jour. Ils venaient d'emménager, à peine meublés, dans une vallée que Bruno desservait quand son centre a fermé. Avec sa femme, c'était leur rêve : acheter ce chalet près duquel ils s'étaient rencontrés les pieds dans la boue, adolescents. En cinq mois il est devenu exténué, miné, paniqué par des frais de transport pas prévus, les crédits, les tournées rallongées, sa femme sans emploi saisonnier. Il ne s'en sortait plus, coincé de tous côtés, la vie en désordre, l'impression que tout fout le camp. Il a pris au col un jeune cadre qui lui parlait mal et a cassé une vitre, puis s'est effondré. Une procédure disciplinaire est ouverte contre lui. Il a pété les plombs (comme l'affirme la direction régionale) ? Ou bien la nouvelle organisation du travail l'a fait exploser ?"

 

Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, La Découverte, 2021, p. 7. 

 

 

 

***********************

 

 

 

En septembre 2019, France 2 a diffusé un reportage de l'émission Envoyé Spécial à propos de la dégradation des conditions de travail qui pèse durement sur la santé des travailleurs de La Poste, que je propose ci-après. Le lendemain de la diffusion de ce reportage, mon père et ses collègues ont eu un "brief" de la direction pour dire que "tout était faux dans ce reportage" ; mon père a eu cette réaction : "Sauf que le reportage, on le vit tous les jours." 

 

 

 

 

En septembre 2021, l'émission Entendez-vous l'éco sur France Culture consacre un numéro à la transformation de La Poste, avec comme invités l'économiste Joëlle Toledano, les sociologues Nadège Vezinat et Nicolas Jounin. On peut écouter l'émission ici

 

 

 

 

Epilogue

 

En 2021, mon père a (enfin) pris sa retraite. 

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0