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Prendre le risque de la violence symbolique en soumettant les élèves à des caricatures non contrôlées ?


 

* Texte inédit écrit ce dimanche 18 octobre 2020, deux jours après les faits

 

 

Ce matin, je me suis réveillé un peu abasourdi. Abasourdi par mes songes, dérangeants, syncopés, qui ont certainement à voir avec la fatigue, la douleur (j'ai mal aux dents, en ce moment), le couvre-feu, et puis aussi, peut-être, cet acte horrible, ce sauvage assassinat d'un collègue d'histoire-géographie, vendredi 16 octobre. Ce matin, je me suis réveillé un peu abasourdi. Pourtant, mon dernier verre d'alcool remonte à plus d'une semaine. Près de mon lit, il y a plusieurs piles de livres, anarchiquement posés là : sur la dette publique, les retraites, le marché du travail, l'organisation du travail, les inégalités, le monde ouvrier, les gilets jaunes, les émeutes raciales de Chicago en 1919, l'école numérique, les bavures policières, la pauvreté des blancs aux Etats-Unis, la BAC, les paysans japonais au début du XXe siècle, Jack London. Certains sont terminés et annotés, d'autres commencés, d'autres encore en attente de lecture ou de relecture. Ce matin, un peu abasourdi, je voulais partager sur les réseaux sociaux un extrait de La Peste écarlate de Jack London. Et puis j'ai allumé les réseaux sociaux... 

 

La toile était - et risque d'être longtemps - quadrillée de liens, de textes, de dessins, de vidéos, de podcasts liés à l'horrible assassinat de ce professeur vendredi soir. Le fait que la toile soit quadrillée de la sorte n'est pas un problème en soi, au contraire ; nous devons en parler, publiciser les questionnements qui nous travaillent, afin de faire advenir du mieux. Le problème, c'est que beaucoup de choses nauséabondes circulent. Evidemment, la récupération obscène des racistes médiatiques et politiques était prévisible, et sur ce coup-là, je ne suis pas déçu ni surpris (je le suis rarement, il y a une forme de constance et de conséquence dans l'inconséquence de ces gens-là). 

 

Il est bien sûr impossible de ramasser toutes les problématiques liées à ce qu'il vient de se passer dans un billet de blog. Je serais prêt à développer longuement sur la "culture de l'excuse" si je ne l'avais déjà fait dans d'autres articles. Je me concentrerai sur un angle, que je connais plutôt mieux que d'autres, celui de l'enseignement. 

 

 

L'injonction suspecte à montrer les caricatures

 

 

Hier et aujourd'hui, je suis tombé sur plusieurs choses posées sur la toile. 

 

D'abord, un post de Raphael Enthoven qui partageait la Une signée Cabu de Charlie Hebdo du 8 février 2006 (ce fameux numéro spécial dans lequel les caricatures de Mahomet étaient reprises pour la première fois en France), accompagnée d'un texte plein de bêtise : "Si tout le monde (presse, école, réseaux) ne publie pas aujourd'hui les caricatures du prophète, le blasphème sera consacré de droit, et les enseignants, mal soutenus, s'abstiendront de risquer leur vie. La peur est liberticide. Le courage est notre seul choix. Vive Charlie Hebdo ! Vive la liberté !"

 

Plein de bêtise, en effet, car non seulement il impose une injonction morale à sens unique (si tout le monde ne fait pas ce qu'il dit, il n'y aura qu'une issue malheureuse, "there is no alternative", "notre seul choix"), mais en plus il conclue par un orwellien "Vive la liberté". Un peu comme cette Une de Libération du 6-7 mai 2017 qui invitait librement ses lecteurs à faire preuve de la plus totale liberté : "Faites ce que vous voulez, mais votez Macron". Nous sommes donc libres : soit publier partout et totalement, jusque dans les écoles, les caricatures du prophète (et pourquoi pas les caricatures de Jésus, d'Abraham, et de tous les autres), soit la fin du blasphème et, donc, de la liberté. C'en serait fini de notre idéal républicain. La formulation de la phrase est, elle aussi, intéressante, elle ressemble à l'injonction parentale lorsque le parent n'a plus d'argument justifié ou rationnel à proposer : si tu ne fais pas ce que je dis, tu seras privé de dessert à jamais. Personnellement, ce n'est pas ma conception de la liberté. Je passe sur l'acte magique par lequel le blasphème sera consacré "de droit" (sic) si nous ne faisons pas ce que Raphael Enthoven juge bon que nous faisions... 

 

Et puis, rapidement, cette idée se répand, l'idée selon laquelle, afin de lutter contre le terrorisme et affirmer notre liberté d'expression, nous devrions tous, nous, enseignants, publier, placarder, imposer les caricatures du prophète dans nos salles de classe et dans nos établissements scolaires. Ce serait un signe de notre indépendance d'esprit, une manière de ne pas s'abaisser face au terrorisme, no pasaran, une manifestation de notre liberté de penser, de caricaturer, de blasphémer. Le rappel que nous sommes bien en démocratie (ou en République, je ne sais plus trop). 

 

Hier, sur la toile, j'ai également participé à une discussion mouvementée entre collègues de sciences économiques et sociales (SES). Un collègue a proposé, justement, afin de ne pas rester impuissants, de faire une minute de silence à la rentrée en novembre, et puis de "[montrer] ces caricatures aux élèves avec un débat apaisé [...] sur le caractère fondamental de la liberté d'expression". 

 

Et aujourd'hui, je suis tombé sur un texte anonyme republié par un ami Facebook, qui, en opposition à cette idée qui devient fixe, semble-t-il, s'interrogeait sur nos pratiques pédagogiques à coups de comparaisons (comment certains élèves réagiraient à une caricature d'Abraham ou de Jésus le cul posé sur une étoile, et une proposition professorale aux élèves juifs ou chrétiens à sortir) : "Pourquoi demande-t-on aux musulmans de supporter ce que peu [...] d'autres croyants (et peut-être même de non-croyants) supporteraient ?"

 

C'est là qu'un effort intellectuel est requis, car, pour penser un peu rationnellement ces choses-là, il convient de sortir du manichéisme guignolesque ("Vous êtes américain ? Alors vous êtes pour la guerre en Irak... Non ? Bah vous n'êtes pas américain !"). 

 

Il va sans dire - mais apparemment cela va mieux en le disant (quoique je crains qu'on me reproche l'inverse de ce que je vais écrire, mais je vais l'écrire quand même) -, il va sans dire, donc, qu'il n'est nullement question ici d'accabler notre collègue sauvagement assassiné ; aucune pratique pédagogique ne mérite la mort. 

 

Toutefois, devant l'injonction qui pointe, qui commence à sérieusement envahir l'opinion publique, selon laquelle nous devrions tous publier les caricatures du prophète et à les montrer dans nos classes, il s'agit de s'interroger sur nos pratiques pédagogiques. 

 

 

Montrer les caricatures... à qui ? 

 

 

Nous sommes tous amenés, en tant qu'enseignants, à assurer un enseignement d'éducation morale et civique (EMC), lequel a vocation à faire partager les valeurs de la République en général, et se propose pour cela, à certains niveaux scolaires, de s'interroger sur la notion de "liberté d'expression", en particulier. C'est d'ailleurs dans ce cadre-là que, semble-t-il, notre collègue d'histoire-géographie opérait. Le réflexe manichéen et simpliste serait d'opposer la liberté, totale et inconditionnelle, à la censure ou à l'auto-censure (qui n'est "auto" que parce que la contrainte externe a fini par être intériorisée, ces tendances internes ne remplaçant la contrainte externe que parce qu'elles en dérivent, pour paraphraser Emile Durkheim) liberticide. Nous serions complètement libres ou nous ne le serions aucunement. Entre ces deux positions, le vide de la pensée. 

 

Car, en effet, il serait peut-être judicieux d'introduire entre ces deux pôles une sorte de continuum de pratiques. C'est que, contrairement à ce que pensent les demi-habiles, intellectuels de plateau, et autres essayistes jouant aux philosophes, les enseignants n'exercent pas leur métier dans une bulle ouatée idéalisée face à des devenir-citoyens abstraits et universels ; nous enseignons à des sujets sociaux, de chair et d'os, avec des histoires, des trajectoires sociales, des appartenances multiples, inscrits dans des rapports sociaux bien réels, pris dans des institutions plus ou moins contraignantes, dans toutes les turpitudes de la Cité. 

 

Il est clair qu'un enseignant n'enseignerait pas grand-chose s'il devait toujours ménager toutes les sensibilités présentes dans sa classe. Oui, le prof de littérature fait réfléchir ses élèves à des choses qui risquent de les crisper et de les faire rougir ; le prof de sciences et vie de la terre (SVT) enseigne des choses, sur la reproduction ou l'évolution, qui vont contre certaines croyances portées par des élèves ; le prof de sciences sociales (histoire-géographie, SES) transmettent des faits sociaux qui sont contraires au sens commun des élèves. Et je pose comme une condition tout à fait nécessaire à l'enseignement ce vieux mantra un peu poussiéreux mais ô combien utile de "liberté pédagogique" : à l'intérieur du cadre fixé, borné par les programmes (dont on peut légitimement interroger les modes de production, mais c'est une autre question), l'enseignant doit être libre d'organiser son enseignement et les apprentissages comme il le souhaite, ou plus précisément, comme il le juge le plus opportun pour les élèves dont il a la responsabilité. 

 

Toutefois, l'enseignant ne doit jamais oublier ce que je viens d'écrire plus haut : il a en face de lui des sujets sociaux, non seulement fabriqués par leur histoire, leur trajectoire, leurs appartenances, mais aussi en pleine construction intellectuelle, vulnérables, influençables, suggestionnables. 

 

De sorte que l'enseignant doit toujours marcher sur des œufs avec l'objectif d'aller au bout du chemin. Il doit parler des choses qui fâchent, c'est indéniable ; en SES, par exemple, nous sommes souvent amenés à réfléchir à des questions "socialement vives", comme le jargon pédagogique le précise, à l'instar de la socialisation, du genre, des inégalités, de la dette publique, du chômage, de la déviance, de la reproduction sociale, de la monnaie, etc. Mais il ne peut y aller à marche forcée, guidée par sa foi toute soldatesque en sa mission à construire des citoyens libres et rationnels, quoi qu'il en coûte (pour reprendre une formule consacrée). Face à l'enseignant, je le répète, il y a des être sociaux en construction intellectuelle, pas des profanes qu'il faut coûte que coûte convertir. Notre objectif est de les forcer à penser rationnellement par eux-mêmes, pas de les brutaliser. 

 

 

De la violence symbolique à l'école

 

 

Dans un texte s'interrogeant sur la réception de la pensée de la domination de Bourdieu dans une classe d'élèves dont la position sociale est objectivement une position dominée, le sociologue Fabien Truong, s'appuyant ici sur son expérience d'enseignant en SES en banlieue parisienne, écrit : "C'est donc toute la question des conséquences pédagogiques de la "violence symbolique" en acte à laquelle aboutit la présentation de la "violence symbolique" théorique qui est alors posée."

 

L'enseignant est ainsi potentiellement porteur de violence symbolique à l'endroit des élèves, et cette violence symbolique, si elle peut avoir des conséquences pédagogiques évidentes (et contradictoires), peut aussi avoir des conséquences politiques. L'enseignant ne maîtrise pas tous les effets de ses propres pratiques pédagogiques. 

 

En sciences de l'éducation, des chercheurs ont abondamment montré l' "effet-maître" dans les apprentissages et la trajectoire scolaire des élèves. D'ailleurs, un courant de recherche en sciences de l'éducation a montré que les apprentissages étaient efficaces lorsque les dispositifs pédagogiques contraignaient l'élève à surmonter un obstacle cognitif, lorsque ces dispositifs l'obligeaient à résoudre un problème, un conflit, de type cognitif. C'est cet obstacle et la manière de surmonter ou de contourner cet obstacle qui détermineront ou qui conditionneront l'avancée intellectuelle qu'il effectuera. L'une de mes convictions, c'est que l'avancée dépend de la force de la poussée, qui doit être équilibrée, dosée : trop légère, la poussée n'a pas d'impact ; trop forte, elle fait chuter l'élève sans le faire avancer. 

 

C'est là, il me semble, que nous devons être vigilants : devons nous forcément brutaliser des élèves pour les faire avancer ? En faisant preuve de violence symbolique, n'y a-t-il pas un risque, justement, à ne pas les faire avancer ? Donc à les brutaliser pour rien ? Et pour ce qui nous concerne : quelles pourront être les conséquences politiques de l'exercice de cette violence symbolique ? 

 

Je veux dire : quel peut être l'intérêt pédagogique et politique (car "faire partager les valeurs de la République" est une exigence politique) d'exposer des élèves appartenant à des populations dominées à des documents qui viennent renforcer des stéréotypes dominants sur ces populations ? Je pense sincèrement que c'est non seulement violent et brutal pour ces élèves, mais que cela risque d'être contre-productif, à la fois pédagogiquement et politiquement. De la sorte, nous risquons bien de renforcer le caractère catéchistique des "valeurs républicaines" et, ainsi, de les voir dévaluées, critiquées, attaquées de la part de ces élèves. 

 

Il y a donc un écart entre une valeur et sa mise en pratique, pour une raison simple : nous avons en face de nous des sujets sociaux en construction, nous évoluons dans un environnement social qui a ses aspérités. Il ne s'agit donc pas d'imposer une censure ou de s'imposer une auto-censure ; il s'agit d'exercer notre métier de manière conséquente, de bien avoir conscience de cet écart, de bien mesurer les effets de telle ou telle pratique ou dispositif pédagogique. Nous sommes toujours pris dans des dilemmes, dans des cas de conscience quant à nos pratiques pédagogiques et les effets qu'elles peuvent produire sur les élèves. Montrer une caricature où l'on voit des musulmans assimilés à des nazis dans une classe où certains élèves sont musulmans, même de manière contextualisée et avec toute la prudence nécessaire, n'est pas toujours une bonne idée. 

 

Personnellement, j'enseigne les SES dans un lycée privé catholique d'un riche quartier de Paris, où les élèves se recrutent massivement parmi des classes sociales particulièrement dotées en capital économique, en capital culturel, en capital social, voire en capital symbolique. Lorsque l'inspecteur était venu m'inspecter il y a quelques années, il m'avait donné, en substance, ce précieux conseil : "Faites attention à la manière dont vous amenez une problématique ; sur certaines questions, n'y allez pas frontalement. Nous devons toujours évaluer les publics dont nous avons la responsabilité." Il ne s'agit donc pas de ne pas aborder les questions qui fâchent, ces questions "socialement vives", mais d'éviter de brutaliser les élèves par des procédés inutiles, violents et contre-productifs. Il y a de multiples moyens pédagogiques d'amener les élèves à cette situation-problème dont je parlais plus haut. 

 

L'injonction à balancer les caricatures du prophète à la face de nos élèves, sans prendre en compte les singularités des sujets sociaux que sont nos élèves, c'est suspect, c'est violent, et cela risque fort de produire les effets inverses de ceux prévus. Nous sommes des professionnels de l'éducation : ne perdons pas de vue le but, réfléchissons au sentier à prendre en fonction de ceux qui devront l'emprunter. Finalement, brutaliser les élèves, les soumettre à une violence symbolique, ne serait-ce pas, au fond, fouler du pied et notre engagement d'enseignant et nos "valeurs républicaines" ? 

 

 

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Commentaires: 18
  • #1

    Yann (mardi, 20 octobre 2020 02:20)

    Certes. Balancer les caricatures du prophète à la face des élèves est un acte violent. Surtout si vous les balancez à leur face...
    Cependant, je ne suis pas convaincu que c'est ce que le professeur Samuel Paty a fait.
    Il a donné un texte, sans forcément le jeter au visage de ses élèves, en plein procès 'Charlie', pour pouvoir décrypter l'actualité.
    Bien entendu, je ne connais pas la teneur exacte de son cours mais j'imagine que c'était fait pour pouvoir discuter de la liberté d'expression, ses limites, ses dangers.
    Après on n'est pas obligé de présenter que des textes avec lequel on est 100% d'accord et ceux qui les lisent se doivent d'exercer leur esprit critique en les lisant.

    Si les élèves peuvent exprimer librement ce qu'ils ressentent, le débat est riche. Explosif et difficile mais riche.

    Je suis d'accord que monter les caricatures dans le but uniquement de provoquer les élèves musulmans de la classe ou juste parce que la liberté d'expression nous y autorise n'a pas de sens.
    Mais je ne pense pas qu'il faille se l'interdire si la démarche est réellement pédagogique.

  • #2

    LUD LE SCRIBOUILLARD (mardi, 20 octobre 2020 09:56)

    Cher Yann,

    Je te remercie d'avoir lu et commenté ce billet. Je n'ai peut-être pas été très clair, comme je l'ai avoué sur les réseaux sociaux : il ne s'agit pas de conjecturer sur ce que S. Paty a fait dans sa classe, je n'en sais rien ; je ne me le permettrais pas.
    Tout mon billet est une réflexion sur nos pratiques pédagogiques en réaction à cette injonction qui monte d'obliger les élèves à être exposés à ces caricatures dans le but d'affermir l'idée que nous sommes dans le pays de la liberté d'expression.

    Je suis tout à fait d'accord avec vous, et je l'écris d'ailleurs dans le billet : nous devons être libres d'utiliser ou de ne pas utiliser tel ou tel support en classe, car nous sommes capables de juger ce qui est efficace pour les apprentissages et d'anticiper les effets pédagogiques et politiques de ces usages (même si, évidemment, on ne contrôle pas tout).

  • #3

    moa des bois (mercredi, 21 octobre 2020 14:12)

    Laïque, ça veut pas dire qu'on laisse la religion à la porte de l'école, puisque c'est une école publique ? Qu'est-ce que vient faire un prophète dans l'école laïque et publique ?
    La religion est privée dans cette contrée, non !
    Comprends pas...

  • #4

    LUD LE SCRIBOUILLARD (mercredi, 21 octobre 2020 16:25)

    Cher Moa des bois,

    L'Etat, et à travers lui ses institutions et ses personnels, ont un devoir de neutralité envers les religions ; c'est le sens de "laïque" ici. Mais dans un cours d'Enseignement moral et civique (EMC) sur la liberté d'expression, il est tout à fait possible de construire des séquences pédagogiques concernant la religion (donc d'utiliser des caricatures des religions), car, dans ce cadre-là, il ne s'agit pas de se prononcer sur les religions, mais sur la liberté de critiquer les religions (et tout autre institution, d'ailleurs). Il n'y a donc pas de contradiction ici.

    Par ailleurs, les programmes nous permettent d'enseigner (scientifiquement) les faits religieux (ce qui est différent de l'apprentissage d'une religion), afin de mieux comprendre le rôle passé et présent des religions dans les sociétés.

  • #5

    A.T.de Bonnefoy (mercredi, 21 octobre 2020 19:03)

    Quand le matériel pédagogique "obligatoire" pour un sujet à multiples entendements est "Charlie hebdo"à quand le prochain bûcher pour les Lumières....

  • #6

    Zlotzky (mercredi, 21 octobre 2020 20:02)

    Je suis totalement d’accord avec cet article bien argumenté. Mais dans le contexte actuel caractérisé par des réactions épidermiques et lourdement émotionnelles il n’existe pas de place pour la nuance et encore moins pour le sens critique, au risque d’être qualifié de « complicité de terrorisme ». Les Manuel Valls (« Expliquer c’est excuser »…), Cazeneuve et consorts en constituent les plus virulents accusateurs. Bon courage.

  • #7

    LUD LE SCRIBOUILLARD (mercredi, 21 octobre 2020 22:38)

    Cher Zlotzky,

    Votre message a bien cerné les difficultés de notre époque manichéenne : c'est exactement les attaques que j'ai essuyé sur les réseaux sociaux ("lâche", "idiot utile de l'islamisme", "complice des terroristes"). Merci pour votre soutien !

    Cher A. T. de Bonnefoy,

    Je n'ai pas bien compris votre message...

  • #8

    Jacques (jeudi, 22 octobre 2020 08:08)

    Bonjour,
    Merci pour ce texte nuancé, qui me paraît un bel exemple justement de ce qu'est l'impossible défi de la pédagogie : amener un esprit à grandir, donc aussi à changer et se modifier, sans violence(s), contraintes blessantes, etc.
    En revanche, une de vos phrases me choque, au sujet des élèves : "Notre objectif est de les forcer à penser rationnellement par eux-mêmes, pas de les brutaliser."
    J'y lis le paradoxe que vous dénoncez par ailleurs, un "nous allons te forcer à être autonome", où le moyen ne me paraît pas compatible avec la fin. Si je l'ai forcé à penser par lui-même, est-ce qu'il pense vraiment par lui-même ?
    Est-ce qu'il ne serait pas plus prudent d'écrire plutôt : Notre objectif est de les guider vers... ou de les amener à...

    Quelques mots de Jaurès (en 1908) : « Je n’entends point du tout que l’éducateur s’efforcera de transmettre, d’imposer à l’esprit des enfants ou des jeunes gens telle ou telle formule, telle ou telle doctrine précise. L’éducateur qui prétendrait ainsi façonner celui qu’il élève, ne ferait de lui qu’un esprit serf […]. S’il est socialiste, s’il l’est vraiment, c’est que la liberté de sa pensée appliquée à une information exacte et étendue l’a conduit au socialisme. Et le seul chemin par où il puisse conduire des enfants ou des jeunes gens, ce serait de leur apprendre la même liberté de réflexion et de leur soumettre la même information étendue ».

  • #9

    LUD LE SCRIBOUILLARD (jeudi, 22 octobre 2020 11:43)

    Cher Jacques,

    Je suis tout à fait d'accord avec votre remarque. Il y a comme une forme de contradiction ou de paradoxe dans cette malheureuse formulation. J'ai repris une formule que j'utilise en cours d'épistémologie, mais comme elle n'est pas contextualisée, elle apparaît brutale. Je partage le paragraphe entier de mon cours (un cours d'épistémologie, donc, destiné à des lycéens) :


    Toutefois, il reste un dernier obstacle, incontournable sans la volonté de celui qui se retrouve face à la connaissance scientifique : « Vous ne devez pas croire que ce que je dis est vrai. Les notes sont là et vous permettent de vérifier, si tel est votre désir, mais si vous ne voulez pas vous en donner la peine, rien n'est possible. Personne ne vous versera la vérité dans le cerveau. C'est une chose que vous devez faire par vous-même. » (N. Chomsky) C'est la raison pour laquelle l'attitude la plus humble mais la plus efficace, à l'école ou dans n'importe quel lieu de transmission, « ce n'est pas d'essayer de persuader les gens qu'on a raison, mais de les obliger à penser par eux-mêmes. » (N. Chomsky) Une sorte de définition de l' "esprit critique".

  • #10

    Jacques (jeudi, 22 octobre 2020 22:01)

    Oui.
    C'est le "verbe" forcer qui a provoqué le malentendu. Il peut dire tant d'autres choses...
    Dans son sens, ici, de ne pas verser, ne pas faire avaler à l'autre dogmes et vérités afin que cela le force, l'oblige à réfléchir par lui-même, aucun souci, au contraire !
    Et l'actualité témoigne de ce qu'on est bien loin actuellement du renoncement aux vérités versées dans les cerveaux.

  • #11

    Richard (jeudi, 22 octobre 2020 23:52)

    Merci à vous tous -blogueur et lecteurs- de ces propos un peu plus subtils. La panique morale qui saisit beaucoup de personnes (souvent de bonne foi hormis les démagogues) m'inquiète car j'ai peu qu'elle devienne encore plus une politique...
    En tant que collègue d'histoire-géo, je ne peux que souscrire à vos réflexions sur le tact dont nous devons faire part: toujours difficile de savoir si on pousse assez, trop, pas assez. C'est également le côté passionnant de ce métier.
    Un exemple, j'ai remarqué qu'en montrant la gravure de la Déclaration de 1789, beaucoup d'élèves croient reconnaître des symboles "illuminati". Surpris au début, j'ai ensuite pris l'habitude de préparer une petite explication à ce sujet. Je ne sais pas si elle est bien reçue mais en tous les cas, le fait de l'intégrer au cours désamorce le côté "provoc" que recherche des ados en construction face aux "vieux" que nous sommes.

    Bonne continuation

  • #12

    moa des bois (vendredi, 23 octobre 2020 14:29)

    Suite au post Luc le scribouillard,

    Des caricatures, non, une cariture. En cours d'Enseignement moral et civique (EMC), peut-on parlé des manifestants algériens matraqués en 1961 par la poice française, du massacre en 1967 à la Martinique par la même police, des catholiques (extrémistes) qui ont mis le feu à un cinéma contestant la projection du film "La dernière tentation du Christ" ?

    Un professeur d'Enseignement moral et civique (EMC) . Il peut abordé ces thèmes ?
    Je ne sais pas, je suis pas professeur, ni élève... En tout cas pour ma génération, c'est pas l'école qui me l'a appris. J'aurais bien aimé qu'un professeur d'Enseignement moral et civique (EMC)
    l'aborde avec toute la neutralité possible. Est-ce possible ?

  • #13

    LUD LE SCRIBOUILLARD (vendredi, 23 octobre 2020 21:18)

    Oui, tout à fait Jacques, c'est exactement ça. Je m'explique : je suis prof de SES et ma vocation n'est pas de servir des dogmes. J'enseigne des savoirs (évidemment) mais aussi (et surtout) la manière dont on arrive à ces savoir, dont on a patiemment construit ces savoirs (d'où un chapitre d'épistémologie et des retours épistémologiques récurrents à chaque chapitre). Le but est donc bien de leur fournir des armes de pensée rationnelle ; c'est en s'en saisissant qu'ils s'arment pour développer leur esprit critique et leur pensée rationnelle.

    Merci pour votre message Richard. L'exemple que vous prenez est juste parfait !

    Cher Moa des bois,
    Tant que les faits dont vous parlez entrent dans les programmes, nous pouvons en parler en cours. Je prends un exemple : en SES, jusqu'à l'an dernier, dans le programme de terminale, nous étudions la conflictualité sociale (donc non seulement les conflits du travail mais aussi d'autres types de conflits, ainsi que les formes de conflits, les répertoires d'action, etc.). A ce titre, j'ai la "liberté pédagogique" d'utiliser de nombreux exemples divers et variés : la répression mortelle des grévistes de Cluses en 1904, la manifestation pro De Gaulle en 1968, les luttes des prostitué-e-s dans les années 1990 ou des sans papiers qui s'étaient réfugiés dans une église, l'attaque du cinéma pour La Dernière Tentation, les grèves de 1995, les gay-pride, la Manif pour tous (contre le mariage pour tous), les happening d'Act-up, les sit-in aux Etats-Unis, les Femen, les émeutes de 2005, Nuit Debout, les Gilets Jaunes, les Pigeons en 2012-13, etc.

    Vient ensuite la question de la neutralité. Pour moi, la neutralité est un leurre ; de par ma trajectoire biographique, mes cours ne sont pas "neutres" ; ni ceux de mes collègues de littérature, de SVT, d'EPS, etc. ; en revanche, je m'efforce à ce qu'ils soient "objectifs". C'est là le point primordial.

  • #14

    Muriel (samedi, 24 octobre 2020 13:36)

    Bonjour, Je comprends que votre métier d'enseignant vous amène à vous poser des questions.
    Je suis dessinatrice et je m'en pose d'autres: je voudrais savoir qu'est ce que selon vous une "caricature non contrôlée" ?

  • #15

    LUD LE SCRIBOUILLARD (samedi, 24 octobre 2020 21:02)

    Chère Muriel,

    Merci pour votre question, elle m'aide à éclaircir mon point de vue.

    Vous devez sans doute savoir qu'une séquence pédagogique se prépare, que les étapes de la séquence devant amener l'élève à une activité intellectuelle authentique (donc à un "apprentissage") doivent être pensées bien en amont et en fonction du savoir ou du savoir-faire que l'on souhaite faire acquérir à l'élève. Utiliser un dessin (ou une carte, un document statistique, un extrait de documentaire, etc.) sans savoir d'où il vient, sans le contextualiser, sans avoir réfléchi à son utilité, à son insertion dans la séquence, ainsi qu'aux conséquences politiques possibles, risque d'amener l'élève à de mauvais questionnements et risque de le blesser.

    Par ailleurs, il ne faudrait pas croire que l'enseignant, dans sa salle de classe, dispose d'une totale liberté d'expression. Il faudrait donc que ceux qui n'ont que la "liberté d'expression" à la bouche se souviennent que l'enseignant a un devoir de neutralité et de réserve dans sa classe (ce qui ne l'empêche pas, bien évidemment, d'utiliser les supports qu'il juge efficaces pour les apprentissages).

  • #16

    JCC (samedi, 24 octobre 2020 22:16)

    Évidemment, nul en tant qu'individu, ne peut etre inquieté pour ses idées y compris religieuses.
    C'est la liberté de penser.
    Mais vous êtes en retard.
    La lutte contre l'islam et la religion en général est devenue impérative, sinon nous repartons pour 2000 ans de connerie.
    PS : un propos raciste est toujours moins violent qu'une téte coupée dans la rue.

  • #17

    LUD LE SCRIBOUILLARD (samedi, 24 octobre 2020 22:50)

    Cher JCC,

    Je n'ai pas bien compris en quoi je suis "en retard"... Pourquoi la lutte contre l'Islam et la religion en général est-elle devenue "impérative" ? Pourquoi "2000 ans de conneries" ?

    A mon avis, pour essayer de répondre à ces questions de manière un tout petit peu rigoureuse, il faut en passer par définir ce qu'est une "religion". Une religion, c'est un système organisé de croyances, de valeurs et de pratiques relatif aux problèmes "ultimes" de l'existence humaine (sens de l'existence, vision du monde, du bien et du mal, destin, au-delà, etc.). Une religion est donc une institution au sens sociologique du terme, un type de lien social particulier (Durkheim parle de "communauté morale"). Or, ainsi définie, on peut considérer qu'il existe des "religions" sans "religion" (au sens strict) ; faut-il donc lutter contre tous les systèmes organisés de croyances, de valeurs et de pratiques, etc. ? Mais ce serait donc lutter contre ce qui fait "communauté" ! L'aporie est flagrante : l'être humain étant d'abord un être social, qui a vocation à se regrouper en "communautés" humaines, alors lutter contre "la" religion, c'est lutter contre l'être de l'Homme afin de faire advenir un hypothétique "individu total" ! Il y a donc quelque chose qui m'échappe ici...

  • #18

    Jacques (vendredi, 06 novembre 2020 09:11)

    Bonjour,
    JCC écrit : "PS : un propos raciste est toujours moins violent qu'une tête coupée dans la rue. "
    Et je suis évidemment d'accord : une offense verbale, aussi violente soit-elle, ne justifie ni ne légitime en rien la violence physique consistant à bâillonner ou à tuer son auteur.
    Une fois qu'on a dit ça, une chose m'interroge quand même : c'est que se contenter de dire ça risque d'arrêter la réflexion sur les liens entre les violences verbales et la violence physique.
    Tous les discours, caricatures, etc., antisémites des années 30 étaient moins violents que la violence physique des années 40, mais l'ont préparé.
    Liberté d'expression, toujours, de seulement écrire, dire, dessiner, que telle ou telle catégorie de personnes trahit l'espèce humaine, ou la France, ou la freine, ou empêche le progrès, etc. Mais quand toute une culture porte ce discours, ça finit toujours par des massacres.
    Rabaisser, humilier, même seulement verbalement, même seulement culturellement, que ce soit un enfant, un peuple, une catégorie de la population, qui n'a en général pas les moyens de se défendre avec les mêmes armes, conduit toujours à les conduire vers la violence. Et la violence la plus accessible à ceux qui dessinent moins, parlent moins, ou dont les dessins ou les paroles ne sont pas culturellement relayés comme le sont ceux des autres, passe par les actes.

    Donc, oui, la violence verbale ne justifie, ni n'excuse, ni ne légitime l'autre. Mais elle la prépare.