· 

décès de l'économiste Gilles Dostaler (archives)


 

Par où commencer ? C'est la première fois que le décès d'un grand penseur me fait cet effet ; un sentiment étrange, la pénible sensation du manque, pas un manque affectif bien sûr, quelque chose de plus intellectuel. Quoique. L'économiste Gilles Raveaud révèle très bien ce que je ressens : "Je ne connaissais Gilles Dostaler que par ses écrits, et pourtant j'avais l'impression d'avoir un ami quand je le lisais." (1) L'économiste Gilles Dostaler est décédé le samedi 26 février 2011, à l'âge de 64 ans. 


 

Canadien, professeur de sciences économiques à l'Université du Québec à Montréal (UQAM), contributeur régulier d'Alternatives Economiques depuis 2002 (environ 80 articles), il était un spécialiste de l'histoire de la pensée économique, cette "sous-discipline de l'économie, plus proche de l'histoire, et, pour être honnête, parfaitement désuète et inutile", selon certains économistes dogmatiques ; il a écrit sur Quesnay, Smith, Ricardo, Marx, Schumpeter, Hayek, Hicks, Myrdal, Sraffa, Kalecki, Friedman, et consacra une bonne partie de sa carrière à cerner toute la pensée, la vie et l'actualité de l'un des plus grands économistes du XXe siècle, John Maynard Keynes. Gilles Dostaler est né en 1946 ; "Avec cette ironie sérieuse qu'autorisait sa familiarité avec la vie des grands économistes du passé, il aimait plaisanter sur cette coïncidence : 1946 est l'année de la mort de Keynes, né en 1883, l'année de la mort de Marx." (2) D'ailleurs, tout apprenti économiste doit, s'il souhaite étudier Keynes (et non pas sa digestion dans la synthèse néoclassique), en passer par Gilles Dostaler ; il a en effet publié plusieurs ouvrages et articles sur Keynes : "Keynes, le critique du laisser-faire" (Alternatives Economiques, 2007) pour une première approche, au début du lycée ; Keynes par-delà l'économie (2009) pour une lecture brève et passionnée, à la fin du lycée ; Keynes et ses combats (2004) pour l'érudition et la précision en premier cycle universitaire. Dans ce dernier ouvrage, "il établit une "liste chronologique des écrits de Keynes" qui couvre 32 pages [qu'il] avait tous lus, aux Archives du King's College à Cambridge ou à la British Library" (3) ; d'ailleurs, il fut l' "un des rares économistes et historiens à avoir accédé à l'ensemble des archives de Keynes à Cambridge" (4), il était même tellement passionné par l'auteur qu'il était allé "méditer dans sa maison" (5). Je l'ai découvert sans le savoir au gré de mes lectures parfois barbantes d'Alternatives Economiques (l'économie était à l'époque assez âpre pour moi, jeune étudiant) et, à chaque fois que j'arrivais à la page des fondateurs ou des précurseurs, j'arborais un sourire en coin et un vrai soulagement intellectuel : enfin, un article qui allait rigueur scientifique et réelle envie de lire, confort et pédagogie, "[donnant] à chacun le sentiment d'être plus intelligent" (6). Outre mes professeurs d'université, il m'a donné la passion pour l'histoire de la pensée économique, que j'essaie fébrilement de transmettre à mes élèves, en gardant à l'esprit la formule de Bernard Maris, avec lequel Gilles Dostaler a travaillé : "La pensée économique est le refuge, le lieu de résistance de ceux qui croient encore que l'économie puisse avoir une vocation culturelle et sociale ; quand on ne veut pas mourir idiot en parlant d'économie, on s'intéresse à la pensée des grands auteurs, et d'abord à ceux du passé." (7) Ces deux-là ont d'ailleurs accouché d'un essai (8) très intéressant, mettant en avant les liens entre l'oeuvre de Keynes et celle de Freud, qui a nourris ma réflexion selon laquelle la crise de 1929 peut être envisagée comme la cristallisation, dans l'histoire récente de la première partie du XXe siècle, du combat entre Eros et Thanatos, entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, entre la construction pacifique de l'Europe d'après-guerre et la 2e guerre mondiale manquant de faire tomber le monde dans les mains de meurtriers industriels. Selon Bernard Maris, Gilles Dostaler avait compris avant les autres que "la pensée monétaire de Keynes [avait été] formulée à partir des intuitions et analyses freudiennes sur l'argent" (9). En comparaison à cette lecture vivifiante, bien que laborieuse et ardue pour un profane en psychanalyse, j'eus plus de mal à venir à bout, quelques mois auparavant, de son ouvrage écrit avec Michel Beaud en 1993, La pensée économique depuis Keynes. Lecture effectuée dans le cadre de mes études, donc lecture plutôt contrainte, laquelle fut aussi rude et escarpée qu'un quatrième dessert après un long et copieux repas gastronomique ; on en mesure l'excellence du goût que quelques semaines plus tard. Son travail intellectuel était guidé, aux dires de ses pairs, par la confrontation des idées, des pensées économiques, faite à la fois d'érudition et de rigueur scientifique, et il menait son combat au nom d'une conception pluraliste, humaine des sciences économiques, "l'une des branches importantes des sciences sociales, et non une science désincarnée et mathématisée où l'histoire des faits et de la pensée serait sans incidence et ignorée." (10) Gilles Dostaler était pour moi davantage qu'un simple auteur, plus ou moins anonyme derrière ses publications ; il était ce quelqu'un souvent à l'origine de mes réflexions, ce quelqu'un qui en accompagnait la maturation, ce quelqu'un me poussant, par sa précision et sa pédagogie, à aller au bout de mon mémoire sur la crise de 1929... En exergue de son maître-ouvrage Keynes et ses combats, Gilles Dostaler citait Keynes à propos de son professeur Alfred Marshall : "L'expert en économie doit posséder une combinaison peu courante de dons. Il doit atteindre un niveau très élevé dans plusieurs domaines et combiner des talents qu'on trouve peu souvent chez un même homme. Il doit être mathématicien, historien, homme d'Etat, philosophe - dans une certaine mesure. Il doit comprendre les symboles et s'exprimer avec des mots. Il doit penser le particulier en termes du général, et doit aborder l'abstrait et le concret dans le même élan de pensée. Il doit étudier le présent à la lumière du passé en vue du futur. Rien de la nature de l'homme ou de ses institutions ne doit échapper à son attention. il doit être simultanément résolu et désintéressé ; aussi distant et incorruptible qu'un artiste, quoique parfois aussi terre à terre qu'un politicien." (11) Ce n'est pas très original, mais j'estime que Gilles Dostaler était encore bien plus que cela, et, comme le souligne si brillamment Gilles Raveaud, "je ne peux m'empêcher de voir dans ce décès un symbole [...]. Où sont les Gilles Dostaler d'aujourd'hui ? Comment continuer à connaître et à enseigner la pensée économique, quand l'université plie sous la course à la rentabilité, à la publication, à la professionnalisation mal comprise, et que les économistes qui dirigent les centres de recherche et qui établissent les programmes de cours ignorent ou excluent l'histoire de la pensée ?" (12) Pas faux. RIP. 

 

Notes

(1) Gilles RAVEAUD (2011), "Gilles Dostaler est mort", le 3 mars, sur son blog

(2) Ghislain DELAPLACE (2011), "Gilles Dostaler, "un athlète de la plume et du clavier" ", article web sur le site d'Alternatives Economiques, le 2 mars [page devenue introuvable].

(3) Ibidem.

(4) Propos de Stéphane PALLAGE, rapportés par François DESJARDINS (2011), "Décès de Gilles Dostaler - La pensée économique perd un géant", sur le site du quotidien Le Devoir, le 1er mars (ici). 

(5) Bernard MARIS (2011), "Gilles Dostaler, "un grand économiste et un homme de la vie" ", article web sur le site d'Alternatives Economiques, le 4 mars [page devenue introuvable].

(6) G. RAVEAUD, Ibid

(7) B. MARIS, Ibid

(8) Gilles DOSTALER, Bernard MARIS (2009), Capitalisme et pulsion de mort, Paris, Albin Michel. 

(9) B. MARIS, Ibid

(10) François MORIN (2011), "Lettre au directeur du département des sciences économiques ESG UQAM pour la candidature de Gilles Dostaler au prix Léon-Gérin 2011", 11 février, publiée sur le site d'Alternatives Economiques le 2 mars 2011 [page devenue introuvable].

(11) John Maynard KEYNES (1924), "Alfred Marshall (1842-1924)", Economic Journal, vol. 34, septembre, 311-372. 

(12) G. RAVEAUD, Ibid

 

Écrire commentaire

Commentaires: 0