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retraites : coût de la grève, coût de la réforme (archives)


 

* Article initialement publié ici le 25 octobre 2010

 

Combien coûte la grève ? Voilà une question récurrente depuis quelques années dès que le moindre mouvement de grève fait jours dans notre beau pays. 

 

De nombreux chiffres ont circulé, ici ou là, d'un secteur d'activité à l'autre, depuis quelques temps pour tenter d'évaluer le coût de la grève. Sans avancer le moindre chiffre, les responsables de la majorité politique n'ont cessé, depuis quelques jours, de tenir des propos culpabilisateurs envers les mouvements de contestation, en premier lieu les syndicats : "amputer la croissance française", "les syndicats, en prolongeant le mouvement, prennent la responsabilité des pertes d'emplois", "les blocages vont tuer dans l’œuf la reprise économique". 

 

Le Medef, par la voix de sa présidente Laurence Parisot (1), avait été très pessimiste pour une grève très en-deçà de celle que nous vivons (celle de 2007) : elle parlait à l'époque de "catastrophe", de "séisme", le coût de la grève serait "gigantesque" ; que dit-elle aujourd'hui ? Par ailleurs, les commentaires des blogs ou des journaux d'informations sont d'une bêtise implacable : "Ce sont les syndicats [...] qui sont responsables des délocalisations [et] des faillites [...] depuis 68" (2). Je cite ce commentaire, aussi, génial : "La France en une phrase, donner la parole à ceux qui n'ont rien à dire [les grévistes] et montrer ceux qui n'ont rien à faire [les vacanciers, qui sont en fait les premiers]". D'accord, imparable : sache, cher internaute anonyme et courageux, que les forces de l'ordre ont débloqué par la force (c'est le cas de le dire) des grévistes sur les raffineries de pétrole, sur l'ordre du gouvernement, pour permettre aux vacanciers de partis ! C'est la majorité qui le dit, pas moi ! Et les grévistes, eux, ne partiront pas en vacances, car : i) leurs salaires ne sont pas "si" élevés ; et ii) chaque jour de grève n'est pas payé. Et comme les jours de mobilisation commencent à s'accumuler, ils entament sérieusement leur revenir pour tenir, pour tenter de faire bouger les choses au niveau national. Je reprends donc l'argument du commentateur : selon lui, la police a débloqué les raffineries pour permettre aux bloqueurs et aux grévistes de partir en vacances ?! 

 

Plus sérieusement, ce matin [nous sommes le lundi 25 octobre 2010], la Ministre de l'Economie, Christine Lagarde, a annoncé, avec prudence pour une fois, le chiffre de "200 à 400 millions d'euros par jour de grève interprofessionnelle", soit un coût total compris "entre 1,6 et 3,2 milliards d'euros en tenant compte des heures de travail perdues et des pertes dans les différents secteurs". La Ministre ajoute "qu'il faut aussi prendre en compte la dégradation de l'image de la France, indéchiffrable." (3) Si je me fonde sur le PIB 2009, qui était de 1907,1 milliards d'euros selon l'Insee, et que je prends en compte le chiffre pessimiste du Ministère de l'Economie (3,2 milliards d'euros), le coût de la grève à ce jour s'élèverait à 0,17 point de PIB... On est donc assez loin du "séisme" ou de la "catastrophe" ! A titre de comparaison, les grèves de 2007 ont coût 0,05 point de croissance à la France (4) ; "en 1995, le conflit social avait coûté 0,3 à 0,5 point de PIB à la croissance du quatrième trimestre [...] mais avait duré plus de trois semaines et bloqué une grande partie du pays." (5) L'Insee n'a pas encore évalué les conséquences de la grève sur la croissance économique. Voilà pour les comparaisons. 

 

Enfin, il faut garder à l'esprit que les secteurs sont touchés de manière très hétérogène. Première conclusion : si le mouvement dure, la croissance française risque évidemment d'être relativement touchée, même si les chiffres restent peu élevés ; ce qui est important aujourd'hui, c'est que la reprise économique et donc la croissance sont très fragiles. En fait, le tout est de savoir combien de temps va durer la mobilisation, et la responsabilité doit être largement imputée au gouvernement qui n'a pas engagé de négociation en amont du projet de réforme. Seconde conclusion : combien coûtera la réforme des retraites elle-même aux Français, donc à la croissance française, à l'avenir ? Car il est évident que cette réforme, à la fois lourde de conséquences, inégalitaire et insuffisante dans le long terme, pèsera durement sur la croissance : pénibilité, carrière longue, inégalités sexuelle, financement, etc. Ce ne sont donc pas les mobilisations qui vont empêcher la croissance, mais la réforme elle-même. Le facteur principal, que les médias et les politiques ont occulté depuis longtemps, est la productivité, qu'il convient de mettre en parallèle avec le chômage durable, structurel, de la France depuis trente ans, et des discriminations générationnelles dans l'emploi (jeunes et seniors). La principale injustice posée aujourd'hui par cette réforme est la suivante : on recule l'âge de départ à la retraite (de 60 à 62 ans) et l'âge du taux plein (de 65 à 67 ans) sous le prétexte, déjà absurde en soi, d'un allongement de l'espérance de vie, alors même que ce sont les salariés ayant l'espérance de vie la moins élevée (ouvriers et employés) qui subiront de plein fouet ce recul. Par ailleurs, le débat sur les retraites met à jour des interrogations plus profondes : outre la question des retraites, c'est toute la politique de la majorité qui est remise en cause. Quel est l'avenir de la France en matière d'écologie ? Le Grenelle de l'environnement paraît bien loin depuis la crise économique. Quel est l'avenir de la France en matière d'emploi ? La loi TEPA de 2007 a montré son incapacité à encourager l'investissement (le bouclier fiscal coûte très cher) et son absurdité quant à l'emploi : non seulement, la défiscalisation des heures supplémentaires a encouragé les entreprises à ne pas embaucher (mais à faire fonctionner la flexibilité interne) mais elle n'a pas encouragé la productivité ! J'aimerais terminer sur une absurdité, avancée ici ou là comme une évidence : l'espérance de vie (notamment en bonne santé) s'allonge, donc le travail devrait s'allonger ! Qui a dit ça, les astres ? C'est écrit où, cette connerie ? Cela voudrait dire que l'horizon de l'humanité, c'est le travail ? Le travail qui, je le rappelle, pour une part non négligeable des travailleurs, fait mal, use, brise (6) ? 

 

Notes

(1) Propos cité sur le site de L'Expansion (lien mort), que j'ai retrouvés sur le site de Challenges

(2) Commentaire de Torpex sur le site de France-Soir (lien mort).

(3) Je cite le Ministère de l'Economie à partir du site d'Orange (lien mort). 

(4) Propos d'Alexander Law, chef économiste de l'Institut d'études économiques Xerfi, cité sur le site de La Tribune (lien mort). 

(5) Site de 20 Minutes

(6) Voir P. ASKENAZY (2004), Les Désordres du travail, Paris, Seuil/La République des Idées ; C. DEJOURS (2000), Travail, usure mentale, Paris, Bayard ; V. DE GAULEJAC, N. AUBERT (1991), Le Coût de l'excellence, Paris, Seuil, "Economie Humaine" ; V. DE GAULEJAC (2005) La Société malade de la gestion, Paris, Seuil, "Economie Humaine". Voir également les nombreux documentaires qui fleurissent sur la santé au travail, notamment l'excellent La Mise à mort du travail

 

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