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image sociale et identité (archives)


 

* Entre le 31 décembre 2009 et le 2 février 2010, j'ai publié plusieurs billets autour des liens entre image sociale et identité, que j'ai réunis ici.

 

L'image sociale de Bret Easton Ellis

 

Article initial ici.

 

Alors que je lisais une interview de l'écrivain Bret Easton Ellis dans le Vogues Hommes International du printemps 2009, ce grand écrivain contemporain américain décrivant à merveille, à travers la jeunesse dorée américaine et l'univers des yuppies et des starlettes, le cynisme et la décadence des deux dernières décennies, je me suis fait quelques réflexions à propos de la société actuelle. 

 

 

A la question "La crise économique, ça t'inspire ?", il répondait, de manière surprenante : "Pas du tout. Et je ne veux pas parler d'Obama. J'en ai assez qu'on me pose des questions sur la politique américaine. Je refuse d'en parler." Heureusement pour nous, lecteurs, la journaliste insista quelque peu pour lui soutirer une réponse, certes plus générale, mais extrêmement intéressante. " Avec American Psycho, tu montrais le cynisme des années Reagan. Comment le monde a-t-il évolué ?" Il fut plus loquace : "Aujourd'hui, tout est tellement plus facile. C'est tellement plus facile par exemple de créer une version fantasmagorique de soi sur Internet que d'être vraiment soi dans la vie. Nous sommes dans une ère de la facilité. Une ère du narcissisme effréné. Tout le monde veut exister et a les moyens d'exister grâce à Internet, tout le monde devient son propre héros et peut mentir sur sa vie [...]." 

 


Puis, à la question de savoir ce qui était sexy pour lui, il répondit ceci : "Des choses très différentes, mais disons l'authenticité. La capacité d'un être à être vrai, c'est très sexy." Cette réflexion m'interrogea, et se fit l'écho de cette phrase répétée comme un mantra dans la célèbre émission de télé-réalité Star Academy : "reste toi-même". Comme si, face à une caméra, et plus généralement face a un medium, l'être humain avait du mal à rester soi-même, et devait nécessairement ressembler ou se conformer à une image, à quelque chose de reconnaissable, d'où une "dénaturation". Cela devient un travail de rester soi-même, donc ce n'est pas naturel ; on en revient à Pindare : "deviens ce que tu es", et donc à Socrate : "connais-toi toi-même". C'est un problème d'identité dans lequel l'être humain est plongé. Aujourd'hui, il est devenu trop complexe de se connaître, en raison de plusieurs facteurs, dont la fin des grands récits qui plaçaient l'être humain dans une position dialectique face à l'histoire, l'explosion démographique mondiale (comment se singulariser quand nous dépassons les six milliards et quand le monde s'uniformise ?), l'éclatement des collectifs (de classe, de travail, de solidarité familiale et générationnelle, etc.). L'arrivée à maturité des Nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) permet bien évidemment la généralisation de ce que l'écrivain nomme la "version fantasmagorique de soi". Nous en revenons à l'idée d'une dénaturation de l'être humain ; fatalement, les différentes versions fantasmagoriques que l'être se forge, à travers ses multiples avatars (professionnel, familial, amical, groupal, par l'intermédiaire en particulier des réseaux sociaux), pour prendre la terminologie de Second Life, l'éloignent paradoxalement de la singularité qu'il cherche inlassablement. Quelle image et à qui un être humain veut-il donner de lui-même ? Car c'est d'image dont il s'agit, et c'est ce qui influe sur l'identité. Le problème est que l'image de soi est devenue plus importante que l'être profond, que l'on ne peut connaître qu'en approfondissant une relation, ce que ne peut se permettre l'être du XXIe siècle. Nous sommes entrés dans l'ère de la vitesse, de l'instantanéité, de la synchronisation des émotions, et le temps est devenu un bien trop précieux pour le gaspiller. Au fait, Bret Easton Ellis, pour se défiler d'une interview dans laquelle il n'avait, a priori, "rien à promouvoir", avait émis une condition pour réaliser cette interview : faire une série de photos de mode de lui. La photographie comme miroir de l'âme ? 

 

 

L'identité : une tentative de définition sociologique

 

Article initial ici.

 

Selon le Dictionnaire de Philosophie Hatier, il faut comprendre la célèbre maxime inscrite au fronton du temps de Delphes, que Socrate a repris ("Connais-toi toi-même, et tu connaîtras l'Univers et les Dieux") non comme "une invitation à l'introspection psychologique, mais [comme] la traduction du souci de faire de chacun le juge personnel de ses pensées", illustré par le fait que "les nombreuses conversations qu'il eut avec ses concitoyens [avaient pour but de] les interroger sur ce qu'ils croyaient savoir, et, en les mettant en contradiction avec eux-mêmes, de faire voler en éclat leurs convictions, [ce qu'on appelle] l'ironie socratique qui consiste [...] à provoquer en autrui cette sagesse négative." Je souhaite revenir sur mes élucubrations à propos de l'identité et de l'image. 

 

Observons d'abord la difficile notion d'identité. Selon le sociologue Vincent de Gaulejac (1), l'identité est une notion plurielle, qui "désigne à la fois l'ensemble des assignations identitaires "objectives" - biologiques, juridiques et sociologiques - et l'ensemble des sentiments subjectifs qui s'expriment dans la formule "être soi-même". [L'identité évoque ainsi] la similitude [...], l'unité [...], la permanence [...], la reconnaissance et l'individualisation [...]." Notion récusée par la psychanalyse, au profit notamment de l'inconscient, l'identité présente une "existence "objective" [mais] s'étaye sur [...] des processus de subjectivation", formant ainsi une "dialectique [...] différente selon [les normes sociales] qui fixent les normes de définition de l'individu." Plus généralement, l'identité "prend son sens dans une dialectique où la similitude renvoie au dissemblable, la singularité à l'altérité, l'individuel au collectif, l'unité à la différenciation, l'objectivité à la subjectivité." L'identité est aussi évolutive, dans le sens où elle "se construit et se transforme tout au long de l'existence [sous diverses influences]. [...] La définition de soi peut varier en fonction des circonstances et des moments. [...] C'est dans l'invention de soi à partir de ce qu'il est que le sujet se définit. En définitive, ce sont moins les caractéristiques de chaque élément qui sont signifiantes que les relations entre ces éléments." Mais, comme le rappelle le sociologue, l'identité est "une construction sociopsychique". Ainsi, "Chaque individu tente de se définir comme un soi-même à partir d'éléments disparates [avec] d'un côté les désirs, les projections, les attentes et les aspirations de son entourage, de l'autre les normes, les codes, les habitus et les modes de classement que chaque milieu produit pour désigner et reconnaître chacun de ses membres qui le composent. "Nous ressemblons tous à l'image qu'on se fait de nous", écrit José Luis Borges, pour rendre compte de la dualité entre ce qui nous pousse à "être soi-même" et ce qui vient des autres dans la constitution de soi. [...] Chaque individu se transforme en permanence tout en restant le même [malgré, donc, le caractère mouvant - selon les situations - et changeant - dans le temps - de son identité]. [...] C'est aujourd'hui à l'individu lui-même de construire sa cohérence dans un monde éclaté ; c'est à lui de donner un sens à son existence. [Néanmoins], à partir du moment où la place de chacun n'est plus assignée a priori, chaque individu a certes la liberté d'en changer, mais également le risque de la perdre [augmentant par là les tensions entre identité héritée, identité acquise et identité espérée]." Le sociologue ajoute que "dans les sociétés individualistes, chacun doit devenir quelqu'un, affirmer son existence, se faire reconnaître. [...] L'être a besoin d'horizon pour exister dans le monde. Il a besoin de pouvoir se projeter dans un devenir." 

 

 

L'identité au prisme de King Kong Theorie

 

Article initial ici

 

Il y a peu, j'ai lu un court mais intense essai pour un nouveau féminisme ; la plume est l'auteur de Baise-moi, c'est dire si elle est bien placée. Dans ce texte, Virginie Despentes y parle notamment du porno, et elle explique que ce qui dérange tant la société à propos du X, c'est que celui-ci s'adresse directement au désir sexuel, refoulé. 

 

 

"Le porno pose un vrai problème : il défoule le désir et lui propose un soulagement, trop rapidement pour permettre une sublimation. A ce titre, il a [la fonction d'équilibrer la pression, la tension, dans notre culture, entre délire sexuel abusif et rejet exagéré de la réalité sexuelle]. Mais ce qui est excitant est souvent embarrassant, socialement. [...] Car l'image qu'il donne de moi est incompatible avec mon identité sociale quotidienne." Ailleurs : "Ce qui nous excite, ou pas, provient de zones incontrôlées, obscures ; et rarement en accord avec ce qu'on désire être consciemment." 

 

 


 

Enfin : "On demande précisément au X ce qu'on craint de lui : dire la vérité sur nos désirs. Je n'en sais rien, moi, du pourquoi c'est à ce point excitant de voir d'autres gens baiser en se disant des saloperies. Le fait est que ça marche. Mécanique. Le porno révèle crûment cet autre aspect de nous : le désir sexuel est une mécanique, guère compliquée à mettre en branle. Pourtant, ma libido est complexe, ce qu'elle dit de moi ne me fait pas forcément plaisir, ne cadre pas toujours avec ce que j'aimerais être. Mais je peux préférer le savoir, plutôt que tourner la tête et dire le contraire de ce que je sais de moi, pour préserver une image sociale rassurante." (2) 

 

L'idée de l'identité sociale que l'on souhaite donner, est ici primordiale, même si cette notion pousse à aller plus loin que la simple notion d'image... 

 

 

Image et identité : c'est quoi l'image ? 

 

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Selon le Dictionnaire historique de la langue française dirigé par Alain Rey, le mot "image" est une réfection (v. 1160) de la forme imagine, imagene (v. 1050), qui est un emprunt au latin imaginem, accusatif de imago "image" puis "représentation", "portrait", "fantôme" et "apparence" par opposition à la réalité, également terme de rhétorique comme figura. Imago suppose un radical im-, d'origine obscure qui serait à la base du verbe imitari (qui donnera "imiter"). 

 

Le Dictionnaire fait également référence au sens latin de "statue", puis, par extension, d'une vision au cours d'un rêve ; ces définitions font allusion à l'immobilité de l'image par rapport à l'être représenté. Le mot s'emploie aussi pour désigner ce qui reproduit ou imite quelque chose ou quelqu'un. Enfin, l'ancien français (1180) désigne l'image par la "reproduction inversée qu'une surface polie donne d'un objet qui s'y réfléchit". Abstraitement, le mot entre comme en latin dans le vocabulaire de la rhétorique (1265) : le mot se réfère à l'évocation dans le discours d'une réalité différente de celle à laquelle renvoie le sens propre du texte, mais qui reste liée à elle par une relation d'analogie. 

 

Ainsi, la simple définition de l'image, que donne avec précision le Dictionnaire, montre avec éloquence que, malgré le fait que l'image reste éternellement liée à ce qu'elle représente, elle n'en demeure pas moins très différente de cet objet. L'image d'un objet est donc biaisée, imparfaite, immobile par rapport à celui-ci, et cela, quel que soit l'objet représenté. On pense évidemment, à la définition du mot, à la notion de photographie, fixation d'un moment, mouvement, réalité figés, et au final, représentation biaisée de cette réalité. 

 

Après avoir éclairci les notions d' "identité" et d' "image", il est intéressant, à nouveau, de noter que la condition émise par Bret Easton Ellis pour donner cette interview - poser pour des photos de mode - contredit les propos de l'écrivain sur la "version fantasmagorique de soi" et la beauté d'un être lorsqu'il possède "la capacité [...] à être vrai". Si l'on suit sa réflexion jusqu'au bout, nous nous rendons compte qu'alors, il ne se trouve pas sexy, puisqu'il utilise une version fantasmagorique de lui-même - par l'intermédiaire des photos -, même si ces clichés peuvent révéler quelque chose de l'écrivain. Ces images sont immobiles, imparfaites, biaisées. D'autant plus aujourd'hui avec Photoshop !

 

J'aimerai enfin revenir brièvement sur cette maxime, que Nietzsche attribue à Pindare : "Deviens ce que tu es". Apparemment, la formule est contradictoire : le verbe "devenir" annonce un changement alors que le verbe "être" signe une persistance. Le paradoxe de cette formule réside en fait dans l'incomplétude de l'injonction que l'être doit accomplir, l'éternel recommencement de cette tâche introspective. La maxime du poète lyrique grec évoque le recul nécessaire et laborieux qu'il faut avoir sur soi-même pour s'extraire du monde et s'y regarder ; elle évoque aussi la complexité de la notion d'identité, que Vincent de Gaulejac a brillamment décrit.

 

 

Chirurgie plastique et image

 

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J'ai récemment lu un article terrible issu du Courrier international, dans un exemplaire de Direct Matin (3), qui concernait la chirurgie esthétique du sexe féminin à des fins "purement plastiques". La journaliste évoque la tendance grandissante dans les pays riches selon laquelle de plus en plus de femmes souhaitent subir une opération de chirurgie esthétique sans indication thérapeutique ou réparatrice (mutilations sexuelles, reconstruction d'hymen, déformation de l'appareil génital suite à un accouchement). 

 

L'article donne l'exemple d'une femme "dans la fleur de l'âge" dont le mari souhaite lui offrir l'opération ; à la question médicale de connaître les motivations de la dame, celle-ci de répondre, en présentant une revue de charme, "Je veux ça !"... Le médecin genevois qui a rencontré cette situation, le chirurgien Gabor Varadi, dénonce "la banalisation de la pornographie" (malgré le fait qu'il "assume son choix" ; il parle de "customisation" !) quand la gynécologue britannique Sarah Creighton incrimine "le modèle pré-pubère [des] publicités". La journaliste ajoute que les risques sont réels et importants, en sus des dangers courant sur la sensibilité érotique des petites lèvres refaites : Anne-Thérèse Vlastos, chirurgienne de Genève, parle de "mutilation incompréhensible". Le docteur Varadi explique sa réaction lorsqu'il a découvert le modèle de sexe de la revue de charme brandie par la dame de tout à l'heure : "C'était un sexe irréel, avec des grandes lèvres aérodynamiques et très aplaties, un pur produit de Photoshop !" ; il parle alors de "modèles impossibles". 

 

On le voit, les questions d'identité et d'image de soi est prégnante ici. Quelle image donne la société des femmes ? Quelle image ont les femmes d'elles-mêmes ? Quel est le degré d'implication qu'a la publicité sur l'image des femmes ? Quels sont les risques courus par les femmes, pour la jeunesse, et, in fine, pour nos sociétés modernes ? 

Dans les années 1990, la pornographie a joué un rôle majeur dans la glamourisation de la publicité en l'investissant de toutes parts. On a alors parlé de porno chic pour désigner ces pubs abondamment fournies en érotisation crue et provocation sexuelle (le domaine du luxe a fortement usé de l'imagerie pornographique pour créer ou recréer son image). Parallèlement à ce phénomène s'est développée une certaine image de la femme, jeune, belle, sexy et irrationnellement parfaite (outre le fait que les femmes sont souvent montrées de manière machiste). Le marché de la jeunesse s'est alors considérablement étendu (4). Cette image d'une femme irréelle est devenue un modèle, un idéal, amplement véhiculé par les magazines de mode et la publicité, phénomène que Frédéric Beigbeder nomme ironiquement le "fashisme". Aujourd'hui, ce phénomène s'étend de manière dangereuse au corps, comme le montre Benjamin Barber ; la journaliste Anna Lietti montre finalement une tendance qui s'était déjà développée à d'autres parties du corps humain. "Contrairement aux seins, aux lèvres, aux fesses, ce territoire du corps avait jusqu'ici échappé au jugement esthétique. Un sexe féminin, c'était au-delà du beau et du laid." Ça ne l'est plus. Quelle sera la prochaine étape ?

 

 

Notes

(1) V. DE GAULEJAC (2009), Qui est "je" ?, Paris, Seuil, pp. 57-87.

(2) V. DESPENTES (2006), King Kong Théorie, Paris, Grasset & Fasquelle, "Le Livre de Poche", pp. 91-93.

(3) A. LIETTI (2009), "Des nymphes plus que parfaites", Le Temps, Genève, cité dans Courrier International, repris par Direct Matin, n° 584, 21 décembre 2009, p. 16. 

(4) Voir à ce sujet B. BARBER (2009), "Infantilisation. Demandez le programme", Ravages, n° 1, Paris, Descartes & Cie, printemps, pp. 24-33.

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